C'est un tout petit détour à faire, et dont il
serait dommage de se priver,
sur la route moderne d'Athènes à Delphes,
que d'aller voir ce qui reste du monastère
médiéval de Skripou,
dans la petite ville béotienne d'Orchomène.
Orchomène fut une cité puissante dès
la plus haute Antiquité,
comme en fait mémoire Homère, ainsi que la tombe
royale, dite "minyenne".
Mais son histoire suivit les vicissitudes de la Béotie.
Et les seuls monuments de l'Orchomène antique qui restent
encore vraiment visibles
aujourd'hui, outre la fameuse tombe, sont le
théâtre,
ainsi que l'acropole,
avec la tour qui la couronne et une partie des remparts.
Pendant le haut Moyen-Age, en l'an 874, un monastère
s'installa sur le site abandonné,
et utilisa pour sa construction de nombreuses pierres qui avaient
appartenu aux monuments anciens :
tambours
de colonnes :
bases de
trépieds :
ou bien pierres tombales :
Ce sont ces pierres tombales qui vont faire l'objet principal de cette
page.
Approchez de l 'église et faites-en le tour,
elle ne mord
pas malgré les apparences !
Les travaux récents de restauration et la
végétation autour de l'église
ne m'ont pas facilité la prise de photos,
et j'ai dû y retourner plusieurs fois,
à des saisons et à des heures de la
journée différentes.
Les inscriptions sur ces pierres sont d'époques
variées,
et ce sera pour nous l'occasion de découvrir les
particularités et l'évolution de la langue et de
l'écriture grecque en Béotie,
depuis le Ve s. avant J.C. jusqu'au IXe s. apr. J.C.
Pour avoir déjà un bref aperçu des
singularités du béotien, voir ici. ou là,
si votre ordinateur et votre navigateur supportent l'unicode.
Mais commençons plutôt par tourner autour des murs
extérieurs de l'église
pour découvrir et lire l'une après l'autre ces
inscriptions sur des dalles toutes lisses
qui se prêtaient superbement à être
remployées pour la construction de l'église.
>>><<<
la première :
IG VII 3234 ou plus classiquement : ,
nom qui devait se prononcer "Wanaxidotos".
Cette première inscription va nous intéresser
pour l'écriture.
En effet, le nom commence par un digamma,
qui ailleurs en Grèce serait l'indice d'un texte
archaïque,
mais ne l'est pas ici car en Béotie cette lettre a
continué à être utilisée
jusque vers la fin
du IIIe s av. J.C.
Sa forme , comme un C
rectangulaire, se trouve en Béotie, en Thessalie et en
Eubée,
concurremment avec la forme plus connue évoquant
deux gamma l'un sur l'autre,
d'où son nom de "di-gamma".
D'autre part le X pour la lettre
ksi, la forme du delta, le sigma aux
barres très divergentes,
font penser à une écriture assez ancienne.
Le nom est formé de deux éléments,
dont le premier, prononcé /wanaks/,
signifie "le chef", "le maître" (dieu ou homme),
et sert de base à de nombreux noms un peu partout en
Grèce :
Depuis le fils du vaillant Hector : Astyanax,
on ne compte pas les Anaxikratès, mais on trouve aussi maint
Anaxagoras, Anaxippos, Anaxilaos, Anaxandros, Anaxiôn, etc.
>>><<<
la deuxième :
IG VII
3255 ,
Klioxenis.
Ici le ksi a la forme classique avec ses trois barres horizontales,
à la différence de la première
inscription
où le ksi avait encore la forme X, qui sera reprise par
l'alphabet latin.
Ce nom, Klioxenis,
n'est pas attesté ailleurs.
Mais plusieurs Klioxenos sont mentionnés à
Orchomène.
Comme autres noms formés sur Klio-, on trouve Klionikos
(à Tanagra et à Orchomène),
Kliomeila (à Tanagra), Kliodôros (à
Thespies),
Kliophan[eis] (à Akraiphia), Kliostrôt[os]
(à
Lébadée).
On voit que ce sont tous des noms portés en
Béotie.
Il s'agit donc bien de la prononciation béotienne
de l'epsilon qui se ferme en iota devant une autre voyelle,
et c'est l'élément Kléo-, "la gloire",
comme dans Héraklès = "la gloire
d'Héra". Voir ici.
On trouve en Attique, à Delphes et ailleurs de nombreux
Kléoxénès ou
Kléoxénos,
ainsi que des Kléoxénidas ou
Kléoxénidès, et le nom
féminin
Kléoxénè.
>>><<<
la troisième :
IG VII 3231
,
Damassis,
Damophila.
Quelle belle gravure ! C'est à douter que cette inscription
puisse remonter
à l'époque ancienne que suggère la
forme des lettres :
Voyez le mu et le sigma aux
branches très divergentes,
mais surtout le delta et le
lambda
dont les formes sont celles que les Etrusques ont
empruntées vers 700 av. J.C.
à des Grecs de l'île d'Eubée venus
s'installer dans le sud de l'Italie,
et qui se sont ensuite transmises aux Romains, et à
nous-mêmes.
>>><<<
la quatrième :
IG VII 3245
, Damostheneis.
L'écriture paraît ici plus "classique",
Le mu et le sigma n'ont plus de branches divergentes.
L'omicron et le thêta sont plus petits que les autres
lettres,
ce qui se pratiquait souvent en Grèce au IIIe s. av. J.C. (voir Louvre-2).
La terminaison en -eis est une des particularités du
béotien (voir
ici, ou là )
>>><<<
la cinquième :
IG VII 3239
,
Athanis.
Encore un nom -is, comme Klioxenis et Damassis.
De nombreuses stèles funéraires portent ce nom en
Béotie.
La gravure est assez soignée, le thêta est plus
petit et surélevé, comme pour Damostheneis.
>>><<<
la sixième :
IG VII 3269
Regardons de près : tout en haut, écrit
très maladroitement, on lit :
, Athanodôros.
Le graveur avait oublié la troisième lettre,
alpha, et s'en est aperçu en gravant le nu,
qu'il a transformé en un alpha tout penché.
Ensuite, en bas à gauche, moins maladroitement mais un peu
de travers tout de même,
on lit facilement : ,
Aristéa,
salut !
Cette formule est courante sur les pierres tombales
à l'époque romaine.
Les Anglophones la traduisent par farewell
(adieu),
mais on pourrait aussi la comprendre comme une salutation du
défunt au passant
qui s'arrête pour regarder son monument funéraire,
mais ce serait à tort,
car en Macédoine, on trouve comme une amorce de "dialogue"
entre le défunt et le passant, avec la formule : "Khaire, Khaire kai su,
ostis ei".-Salut !
-Salut à toi, qui que tu sois !
Or c'est le défunt qui parle en second puisqu'il ignore le
nom de son interlocuteur. C'est
donc le passant qui le premier salue le défunt du
simple "khaire",
et non l'inverse.
Si maintenant l'on s'approche davantage de la pierre,
on peut discerner sous les rosettes
quelques traces d'un autre nom, et au dessus du nom Aristea
j'ai pu lire de façon assurée, en
éclairage favorable, "khaire".
>>><<<
la septième :
IG VII 3261
,
Patroklas.
Nom unique sous cette forme, mais assez courant sous la forme
Patroklès.
Rappelez-vous l'ami d'Achille. Remarquez que si l'édition
donne la terminaison -κλᾶ[ς],
actuellement on ne peut lire s'il y avait un ᾶ ou un ῆ après
le λ.
Noter le kappa assez étroit avec ses branches
médianes très courtes.
>>><<<
la huitième :
photo prise en septembre 2007
photo prise en octobre
2006
IG VII 3232
, Héraiodôros.
Première observation : entre 2006 et 2007, la pierre a
été nettoyée de son lichen,
et un enduit a masqué une partie du deuxième O,
le long de la fissure.
Les lettres sont de forme ancienne :
le H du début note l'aspiration et non le ê,
le sigma a des branches externes très divergentes,
le rho a une petite branche sous la boucle, embryon de notre
R,
et le delta a encore lui aussi la forme qui a été
adoptée par les Etrusques qui l'ont transmise aux Romains.
Le nom, comme d'autres que nous avons vus dans cette page,
(Athanodôros et Athanis, formés sur le nom
d'Athèna)
fait partie des noms "théophores", c'est-à-dire
formés sur le nom d'un dieu.
Ici, Héraiodôros = "don d'Héra".
>>><<<
la neuvième :
A la différence des autres pierres de cette page,
vous voyez que celle-ci n'est pas en remploi dans les murs de
l'église de Scripou.
Elle se trouve actuellement (2007) dans le jardin devant
l'église.
On trouve ce nom féminin, Xénokrateia,
dans de nombreuses régions du monde grec antique.
L'écriture paraît beaucoup plus récente
que celle des stèles précédentes :
- le kappa à petites obliques courtes.
- l'alpha à barre médiane brisée.
- les petits apices
sur toutes les lettres.
>>><<<
Nous allons faire maintenant un
grand bon en avant dans le temps
puisque voici trois inscriptions
byzantines, datant de 874 apr. J.C.,
qui font mention de la construction de cette église et des
deux chapelles latérales,
dédiées l'une à Saint Pierre et
l'autre à
Saint Paul.
Il ne s'agit donc plus de pierres en remploi. Les pierres que nous
allons examiner
ont été inscrites à dessein pour
l'édification de cette église.
On remarquera d'ailleurs que ces inscriptions byzantines, à
la différence des inscriptions antiques,
ne sont pas gravées dans la pierre, mais
sculptées en bas-relief.
>>><<<
la dixième :
C'est la dédicace de la chapelle de Saint Pierre, sur le
flanc Sud de l'église.
transcription du
texte :
traduction : Léon
le très estimable protospathaire impérial
et Trésorier(?) a fait édifier
la chapelle de Saint Pierre, le chef des apôtres,
pour la rémission de ses nombreux
péchés,
sous le Patriarche oecuménique Ignace. Amen.
Et voici le même texte, mais "corrigé"
suivant l'orthographe standard du grec :
Comparons le texte et sa version "corrigée"
pour nous rendre
compte de
la prononciation
du grec au IXe s. apr. J.C. :
-> omicron et oméga se confondent,
-> le groupe alpha + iota se prononce comme l'epsilon,
-> et surtout :
êta, iota, upsilon et le groupe omicron + iota se prononcent
tous /i/.
Le "protospathaire"
(= premier porte-épée) a
désigné d'abord une
fonction d'officier supérieur de la Garde
Impériale,
puis devint un titre honorifique, une dignité qui donnait
accès au Sénat.
L'"epi
tôn oikeiakôn"
était,
semble-t-il, en charge du Trésor impérial,
à moins que l'expression ne signifie
: "parmi les familiers (de l'Empereur)".
Plus tard il devint responsable du Fisc dans les provinces.
En ce qui concerne le Patriarche
Ignace,
voici ce que Voltaire, dans son Dictionnaire
Philosophique ,
écrit à propos de conciles tenus à
Nicée et à Constantinople,
où il est question de la trop fameuse Querelle des Images,
puis de la lutte de pouvoir entre l'Empereur byzantin et le Pape,
dont firent les frais les Patriarches de Constantinople Ignace et
Photius :
En 787, second concile de
Nicée, convoqué
par Irène sous le nom de l’empereur Constantin son
fils, auquel
elle fit crever les yeux. Son mari Léon avait aboli le culte
des
images, comme contraire à la simplicité des
premiers siècles
et favorisant l’idolâtrie: Irène le
rétablit ; elle
parla elle-même dans le concile. C’est le seul qui
ait été
tenu par une femme. Deux légats du pape Adrien IV y
assistèrent,
et ne parlèrent point parce qu’ils
n’entendaient point le grec :
ce fut le patriarche Tarèze qui fit tout.
Sept ans après, les Francs,
ayant entendu dire
qu’un concile à Constantinople avait
ordonné l’adoration
des images, assemblèrent par l’ordre de Charles,
fils de Pépin,
nommé depuis Charlemagne, un concile
assez nombreux à
Francfort. On y traita le second concile de Nicée de "synode
impertinent et arrogant, tenu en Grèce pour adorer des
peintures".
En 842, grand concile à
Constantinople, convoqué
par l’impératrice Théodora. Culte des
images solennellement
établi. Les Grecs ont encore une fête en
l’honneur de ce grand
concile, qu’on appelle l’Orthodoxie.
Théodora n’y présida
pas.
En 861, grand concile à
Constantinople, composé
de trois cent dix-huit évêques,
convoqué par l’empereur
Michel. On y déposa saint Ignace,
patriarche de Constantinople,
et on élut Photius.
En 866, autre grand concile
à Constantinople, où
le pape Nicolas Ier est
déposé par coutumace et
excommunié.
En 869, autre grand concile
à Constantinople, où
Photius est excommunié et déposé
à son tour,
et saint Ignace
rétabli.
En 879, autre grand concile
à Constantinople, où
Photius, déjà rétabli, est reconnu
pour vrai patriarche
par les légats du pape Jean VIII. On y traite de
conciliabule le
grand concile oecuménique où Photius avait
été
déposé.
Notons au passage que Photius fut considéré comme
l'un des plus grands,
sinon le plus grand des érudits de son temps.
Ses oeuvres qui nous sont parvenues sont, outre les ouvrages
théologiques,
la Bibliothèque,
ou Myriobiblon
(= 10000 livres), et le Lexique.
La dédicace de la chapelle de saint Paul se trouve au Nord :
transcription :
Et voici le texte "corrigé" :
Vous constaterez que les
"variantes" orthographiques ne sont pas toutes les
mêmes que dans l'inscription n° 10.
Cette inscription est très semblable à la
précédente (n° 10), mais avec une
datation plus
précise.
Voici la traduction :
Léon,
le très estimable Protospathaire impérial et
Trésorier (?), a fait édifier la chapelle de
Saint Paul l'apôtre, pour
la rémission de ses nombreux péchés,
en la six-mille-trois-cent- quatre-vingt-deuxième
année depuis la création du monde.
Les textes officiels byzantins sont datés à
partir d'une
présumée création du Monde en 5508 av.
J.C.,
ce qui donne pour notre inscription : -5508 + 6382 = 814 apr.
J.C.
>>><<<
la douzième :
Long bandeau qui court sur l'arrondi du mur extérieur de
l'abside principale.
Je n'en reproduis ci-dessous qu'une partie,
bien lisible et qui en donne le ton.
---> Les plus curieux iront voir l'ensemble
de l'inscription.
"corrigé" :
Viens
en aide à ton serviteur Léon.
On notera le ton d'humilité, obligatoire pour un
chrétien, même grand seigneur,
qui se reconnaît pécheur et implore l'intercession
de la Très Sainte Mère de Dieu
pour obtenir de Dieu la rémission de ses
péchés.
La construction de l'église doit contribuer à
obtenir cette rédemption.
>>><<<
la treizième et dernière :
Voici pour terminer, un beau cadran
solaire,
que l'on peut voir sur le mur du transept Sud.
Il s'agit d'un "cadran solaire canonial" :
Avec son style (= la tige dont l'ombre se voyait sur le cadran) qui
était perpendiculaire au cadran,
il n'indiquait pas les heures exactes, mais les moments de la
journée
où les moines devaient dire les prières
"canoniales" (=conformes au Canon, à la Règle
monastique) :
prime, tierce, sexte, none etc.
Ces moments de prière sont indiqués par les
lettres de l'alphabet:
La première heure est désignée par
l'alpha : ,
la seconde par le bêta, et ainsi de suite.
Attention à la lecture de l'epsilon,
qui à première vue pourrait être lu "6"
:
alors que c'est la cinquième heure.
Remarquez que le chiffre six est toujours noté, depuis
l'Antiquité,
par une lettre qui a disparu de l'alphabet :
ce fut d'abord le digamma,
puis l'évolution de sa graphie l'a fait appeler stigma.
On le voit ici entouré de deux signes (1 et 2, soit 12),
qui doivent indiquer qu'il s'agit de midi :
Le thêta a une barre médiane qui
dépasse :
Enfin le iota, comme dans les trois autres inscriptions byzantines
ci-dessus,
est couronné d'un tréma.
Pour de plus amples informations sur ce cadran solaire, voir ici.
Lorsque j'ai photographié ce cadran solaire, il se trouvait
un peu au dessus de ma tête.
Et voyez à quelle hauteur il était lorsque cette
autre photo a été prise :
Ce n'est pas qu'on a changé la pierre de place, c'est
seulement que
toute cette base de l'église
était encore enterrée !
>>><<<
En guise de conclusion :
Pourquoi l'utilisation de tant de stèles
funéraires antiques pour la construction de cette
église ?
Le remploi est certes un phénomène courant
après l'Antiquité,
et beaucoup d'églises byzantines ont
intégré dans leur construction des pierres
antiques,
souvent de façon décorative. Mais ici c'est
différent :
A Skripou, les pierres non inscrites en remploi,
tels les tambours de colonnes ou les bases de trépieds, sont
insérées soit au niveau du sol, soit
très haut,
tandis que les pierres en remploi qui portent une inscription se
trouvent à hauteur de regard,
et c'est pourquoi j'ai intitulé cette page "Skripou, un
livre de pierre".
De plus ces stèles ne sont pas particulièrement
décoratives,
puisque la plupart ne comportent pas de sculpture, mais seulement un
nom.
Y a-t-il eu, comme le suggère la thèse d'Amy
Papalexandrou (Princeton, 1998),
au delà de la simple commodité à
utiliser des pierres déjà parfaitement
taillées,
une volonté d'ancrer cette nouvelle église dans
le grand et prestigieux passé de la Grèce,
à une époque (le IXe siècle)
où de nombreuses populations slaves
s'installaient dans tous les Balkans et en particulier en
Grèce centrale,
et où les Byzantins tenaient à
réaffirmer que cette région de Béotie,
si déshéritée qu'elle fut alors,
était grecque
et avait de tout temps été habitée par
des Grecs ?