dans le jardin du musée de Chéronée
Présentons d'abord le site :
Chéronée est au Nord-Ouest de la Béotie,
à 12 km au Nord de Livadia (l'antique Lébadée)
et à 15 km à l'Ouest d'Orchomène.
Un lion monumental semble garder la place.
Il ressemble beaucoup à
celui
d'Amphipolis,
et nous rappelle l'une des batailles qui eurent lieu dans
l'Antiquité à Chéronée :
celle de 338 av. J.C. au cours de laquelle le roi de Macédoine,
Philippe II,
vainquit les cités grecques regroupées autour d'Athènes et de Thèbes.
Voici comment Pausanias, dans sa
Périégèse (IX, 40, 10)
présente la ville de Chéronée :
Προσιόντων δὲ τῇ πόλει πολυάνδριον
Θηβαίων ἐστὶν ἐν τῷ πρὸς Φίλιππον ἀγῶνι ἀποθανόντων.
ἐπιγέγραπται μὲν δὴ ἐπίγραμμα οὐδέν, ἐπίθημα δ᾽ ἔπεστιν αὐτῷ λέων :
φέροι δ᾽ἂν ἐς τῶν ἀνδρῶν μάλιστα τὸν θυμόν :
ἐπίγραμμα δὲ ἄπεστιν, ἐμοὶ δοκεῖν, ὅτι οὐδὲ ἐοικότα τῇ τόλμῃ σφίσι τὰ
ἐκ τοῦ δαίμονος ἠκολούθησε.
Quand on arrive dans la ville
(Chéronée), il y a la tombe commune des Thébains morts au combat contre
Philippe.
Elle ne porte pas d'épigramme, mais est surmontée d'un lion : ce
dernier ferait référence au courage de ces hommes.
Et s'il n'y a pas d'épigramme, c'est, à mon avis, que les effets du
daïmon (= de la chance) n'ont pas suivi leur bravoure.
|
Or, lors des fouilles du XIXe siècle,
on découvrit sous les fragments de la statue les corps de 254 hommes.
Parmi les vestiges de la ville antique, notons aussi le théâtre, dont
les
gradins sont taillés dans un rocher abrupt :
Nous arrivons maintenant dans le jardin du musée :
Une foule de pierres inscrites attendent notre visite.
J'en ai sélectionné 8, d'époques variées.
Commençons par les deux les plus anciennes.
Cette inscription funéraire provient de la cité voisine, Lébadée :
1.
Horos 17-21, p.387
Hιπποκράτια
Hippokratia.
Quelles lettres nous indiquent l'ancienneté de cette inscription (début
du Ve s. av. J.C.) ?
D'abord le
H qui note l'aspiration,
puis la forme du
rho,
ainsi que celle de
l'
alpha.
Deuxième inscription funéraire, de provenance inconnue :
2.
Horos 17-21, p.385
Cliquez sur l'image.
Μίκκος
Ἐπίτιμος
Χαιρονέε |
Mikkos
Epitimos
de Chéronée |
Remarquez comme sur la précédente le soin apporté à la gravure,
ainsi que la forme archaïque de certaines lettres :
---> les
sigma et les
mu à barres très divergentes,
---> le
nu très penché,
---> le
rho qui comme dans
l'inscription précédente possède encore sa petite barre,
mais plus horizontale,
---> l'
omicron qui note aussi
bien le son o bref des deux premiers noms
que le son ô long dans le mot
Χαιρονέε,
---> mais surtout le
khi, à
l'initiale de la troisième ligne :
ne le confondez pas avec un psi. Nous avons déjà rencontré
ailleurs
cette forme archaïque du khi.
Autre fait notable :
le nom
Χαιρονέε avec sa terminaison
-ε est
au
duel,
ce sont donc deux personnes qui sont nommées sur cette pierre.
Or le duel est extrêmement rare dans ce type d'inscriptions.
Enfin le fait que les deux noms soient accompagnés de
l'ethnique
suggère que la pierre avait été érigée dans une autre cité que Chéronée,
car il n'était pas d'usage dans la Grèce antique
d'indiquer son ethnique quand on était dans sa propre cité.
Et l'on sait que le musée de Chéronée, comme celui de Thèbes,
ont vu affluer de nombreuses trouvailles des archéologues dans toute la
région.
Avançons dans le temps :
L'inscription suivante provient, comme la première, de Lébadée, la cité
voisine,
où dans l'Antiquité tardive elle avait été réutilisée pour construire
un rempart :
3.
BCH 1940-41, p.41
Cliquez sur l'image.
La gravure de l'inscription est ici encore très soignée.
Les
omikron,
oméga et
thêta
légèrement plus petits et comme suspendus
suggèrent le IIIe s. av.
J.C., ou au plus tôt la fin du IVe s.
Remarquez une bizarrerie à la 4e ligne,
où il semble que le mot
ℎοπὴρ
soit une graphie archaïsante pour
ὑπὲρ.
Sa première lettre
H note
l'aspiration,
tandis que son deuxième
H note un
son /e/.
Quant à la valeur de cette même lettre
H
aux lignes 2 et 3,
ce serait la graphie béotienne de la diphtongue
AI.
Par contre, le verbe
ἀνέθεκε comporte trois epsilon dont
le second correspond à un
ê long.
C'est donc une écriture très composite !
Ἐροττίχα
Μάτρι Μεγάλη
Πηαωνία ἀνέθεκε
ℎοπὴρ Λευκίλ̣ο. |
Erotticha
fille de Paiaôn
a consacré (cette offrande)
à la Grande Mère,
en faveur de Leukilos. |
Cette fois nous ne sommes plus en présence d'une inscription funéraire,
mais d'une dédicace d'une femme à la déesse appelée
la Grande Mère,
en faveur d'un homme ou d'un enfant.
Le culte de la Grande Mère était très répandu dans la région.
Nous avançons maintenant de plusieurs siècles.
Trouvée au même endroit que la précédente, à Lébadée,
cette base de statue de l'empereur Hadrien :
4.
BCH 1940/41, 57
Cliquez sur l'image.
Belle gravure, très nette et régulière, avec de petits
apices.
A la deuxième ligne, le graveur a dû tenir compte du trou dans la
pierre.
Observez les
ôméga en forme de
M renversé,
les
alpha à barre médiane
fortement brisée,
et les
êta dont la barre médiane
ne touche pas les deux barres verticales.
Une feuille de lierre clôt le texte.
Αὐτοκράτορα Καίσα-
ρα, θεοῦ Τραϊανοῦ
Παρθικοῦ υἱόν, θεοῦ
Νέρουα υἱωνόν, Τραϊα-
νὸν Ἁδριανόν, Σεβα-
στόν, ἀρχιερέα μέγι-
στον, δημαρχικῆς ἐξου-
σίας, ὕπατον τὸ β
ἡ πόλις Λεβαδέων. |
La
cité des Lébadéens
(honore d'une statue)
l'empereur César Trajan Hadrien, Auguste,
fils du divin Trajan Parthicus,
petit-fils du divin Nerva,
Grand Pontife,
revêtu de la puissance tribunicienne,
consul pour la deuxième fois. |
Remarquons, mais c'était une pratique courante chez les empereurs
romains,
qu'Hadrien

est le fils adoptif de Trajan

,
lui-même fils adoptif de Nerva.
Hadrien a régné de 117 à 138.
Amoureux de la Grèce, il a été
honoré dans de
très nombreuses cités grecques.
Son deuxième consulat date de 118,
et cette inscription doit donc être datée de même.
Fils adoptif et successeur du précédent, voici l'empereur Antonin le
Pieux.
5.
IG VII 3419
La pierre a été retaillée pour servir de base de colonne.
On voit encore en haut et sur les deux côtés la moulure
qui entourait le texte.
La dernière ligne (qui à l'origine n'était peut-être pas la
toute dernière)
est peu lisible, je ne la reproduis pas :
Αὐ]τ̣οκράτορι Καίσα[ρι],
θεοῦ Ἁδριανοῦ υἱῶι,
θεοῦ Τραϊανοῦ Παρθι-
κοῦ υἱωνῷ, θεοῦ Νέρουα
ἐγγόνῳ, Τίτῳ Αἰλίῳ Ἁδρι-
ανῷ Ἀντωνείνῳ Εὐσεβεῖ
Σεβαστῷ, ἀρχιερεῖ μεγίσ-
τῳ, δημαρχικῆς ἐξου-
σ̣ίας τὸ γ, ὑπάτῳ
[τὸ] γ, πατρὶ πατρίδ[ος] |
A
l'empereur César
Titus Aelius Hadrien Antonin le Pieux, Auguste,
fils du divin Hadrien,
petit-fils du divin Trajan Parthicus,
arrière-petit-fils du divin Nerva,
Grand Pontife,
revêtu de la puissance tribunicienne pour la 3e fois,
consul pour la 3e fois,
Père de la Patrie,
... |
Antonin régna de 138 à 161. Il fut consul en 120, 139, 140 et 145.
Il fut revêtu de la puissance tribunicienne chaque année à partir de
138.
Et il fut proclamé "Père de la Patrie" en 139.
Notre inscription est donc datée de 140.
Voir aussi
Antonin le Pieux à
Amphipolis.
Pour une impératrice : Julia Domna, épouse de Septime Sévère.
La pierre provient d'
Antikyra.
6.
IG IX 1, 7.
Cliquez sur l'image.
L'écriture est très ronde : observez les sigma, les epsilon, les mu,
les ôméga.
La ligne 7, au niveau de la cassure, n'est pas très lisible,
mais on aperçoit tout de même et on peut compléter sans doute possible
le nom de cette cité d'Antikyra, sur le golfe de Corinthe.
Ἰουλίας Δόμνης
Σεβαστῆς, μητρὸς
Μάρκου Αὐρηλίου
Ἀντωνείνου Αὐτο-
κράτορος Καίσαρος,
μητρὸς κάσστρων
ἡ πόλις ἡ Ἀντικυ-
ρέων, ἐπιμελου-
μένου τοῦ ἄρχον-
τος Πουτικίου Κλά-
δου, γυμνασιαρχοῦν-
τος Πουτικίου Κλάρου.
ψ(ηφίσματι) β(ουλῆς). |
(la
statue)
de Julia Domna,
Auguste, mère
de Marc Aurèle
Antonin Imperator César,
"mère des camps",
c'est la cité d'Antikyra
(qui l'a fait ériger),
par les soins de l'archonte
Poutikios* fils de Klados,
Poutikios* fils de Klaros
étant gymnasiarque.
Par décret du Conseil.
|
*Poutikios est la transcription grecque du nom latin Puticius.
Julia Domna épousa en 187 Septime Sévère,
qui ne monta sur le trône qu'en 193.
Elle reçut alors le titre d'
Augusta.
Comme elle accompagnait son mari lors de ses expéditions militaires,
elle fut en 195 proclamée "
Mère des Camps".
A la mort de Septime Sévère en 211,
et suivant sa volonté,
ses deux fils Caracalla et Géta succédèrent à leur père.
Mais Géta fut assassiné par son frère.
Dès lors Julia Domna partagea le pouvoir avec son fils Caracalla
qui passa la plus grande part de son temps en expéditions militaires.
Celui qui dans l'inscription est nommé
Marc Aurèle Antonin est bien
Caracalla.
Ce nom de Caracalla est un sobriquet,
et ce sont ses biographes qui après sa mort l'ont nommé ainsi.
Voir aussi
Caracalla à Amphipolis.
Dès 196 son père lui avait accordé le titre de
César,
et en 198 il l'avait honoré du titre d'
imperator,
titre qui indiquait une victoire à la tête de l'armée.
A sa mort en 217, sa titulature complète était :
Imperator Caesar Marcus Aurelius Severus
Antoninus Pius Felix Augustus
Parthicus Maximus Britannicus Maximus
Germanicus Maximus,
Pontifex Maximus, Tribuniciae Potestatis XX,
Imperator III, Consul IV, Pater Patriae.
Il est connu en particulier pour avoir en 212
accordé la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l'Empire.
Beaucoup de ces derniers prirent alors le prénom d'Aurelius.
Voici encore un empereur : Sévère Alexandre.
7.
SEG 36, 415
Cliquez sur l'image.
Notez les
ligatures :
à la ligne 4 :

et à la ligne 7 :
τὸν μέγιστον καὶ
θειότατον Αὐτοκρά-
τορα Μᾶρκον Αὐρήλι-
〚ον〛 Σεβῆρον 〚Ἀ[λ]έξαν
[δρον]〛
Σεβαστόν, Χαιρωνέ-
ων ἡ βουλὴ καὶ ὁ δῆ-
μος ἐπὶ στρατηγῶν
τῶν περὶ Γ(άϊον) Ἰούλιον
Σενεκιανόν |
Le
Conseil et le Peuple
des Chéronéens,
sous les stratèges autour de
Caïus Julius Senecianus,
(honorent d'une statue)
le Grand et très divin empereur
Marc Aurèle Sévère Alexandre, Auguste. |
Ce jeune empereur, monté sur le trône à 13 ans,
fut assassiné par l'armée, à l'âge de 26 ans, en 235.
Etant donné que son successeur, Maximin, l'un des plus redoutables
chefs de
l'armée,
avait participé à son assassinat,
un Chéronéen trop zélé a dû croire que la mémoire de Sévère Alexandre
avait été condamnée,
et il a fait éraser une partie de son nom.
Or si son prédécesseur, Elagabal, avait été frappé de
damnatio memoriae,
il ne semble pas que ce fut le cas pour le jeune Sévère Alexandre.
Nous terminons ce petit tour du jardin du musée de Chéronée
par une stèle à la mémoire d'une femme, Flavia Laneika (ou Lanica),
qui doit dater du IIIe s. apr. J.C.
8.
IG VII 3426
Cliquer sur l'image.
Ecriture tardive, qui évoque déjà les inscriptions byzantines.
Notez
les ligatures :
lignes 3, 7 et 8 :

pour
τῆς,
ligne 4 et 6 :

pour
ην,
ligne 12 :

pour
la séquence
τὴν γλυκ,

pour
μη
et

pour
νή,
ainsi que
les abréviations :

pour
λαμπροτ(άτης)
et

pour
Κούρ(τιος),
et pour finir cette abréviation très courante :

pour :
ψ(ηφίσματι)
β(ουλῆς) δ(ήμου).
ἀγαθῆι
τύχηι.
Φλαβίαν Λανείκαν τὴν ἀρχιέρειαν
διὰ βίου τοῦ τε κοινοῦ Βοιωτῶν τῆς
Ἰτωνίας Ἀθηνᾶς καὶ τοῦ κοινοῦ Φω-
κέων ἔθνους καὶ τῆς Ὁμονοίας τῶν
Ἑλλήνων παρὰ τῷ Τροφωνίῳ, τὴν
ἁγνοτάτην ἱεραφόρον τῆς ἁγίας Εἴσι-
δος, ἱέρειαν διὰ βίου τῆς <Τ>αποσειριάδος
Εἴσιδος ὁ βοιωτάρχης τὸ γʹ καὶ ἀρχιερεὺς
διὰ βίου τῶν Σεβαστῶν καὶ τῆς λαμπροτ(άτης)
Χαιρωνέων πόλεως λογιστὴς Γν(αῖος) Κούρ(τιος)
Δέξιππος τὴν γλυκυτάτην μητέρα μνή-
μης ἀρίστης ἕνεκα ἐκ τῆς κατὰ τὰς
διαθήκας ἐντολῆς· ψ(ηφίσματι) β(ουλῆς)
δ(ήμου). |
A la Bonne
Fortune,
Cnaeus Curtius
Dexippos,
béotarque pour la troisième fois,
grand prêtre à vie des Augustes
et logistès de la très illustre cité de Chéronée,
(honore d'une statue)
Flavia Laneika,
sa très chère mère,
grande
prêtresse à vie du
koïnon
des Béotiens
d'Athéna Itônia
et du koïnon du peuple des
Phocidiens,
et de la Concorde des Hellènes auprès de Trophonios,
très pieuse hiéraphore de la sainte Isis,
prêtresse à vie d'Isis Taposirias,
en raison du souvenir excellent qu'elle a laissé,
et selon l'instruction de son testament.
Par décret du Conseil et du Peuple.
|
Les Grecs ont aimé diviniser certaines notions abstraites :
la Fortune, la Victoire, et ici la Concorde (Homonoia).
Ce thème de la "
Concorde des Hellènes"
a existé dès la victoire des Grecs
unis contre les Perses, après la victoire de Platées en 479 av. J.C.
Mais il semble se développer à nouveau à l'époque impériale.
Taposiris était une ville d'Egypte
où se trouvait un célèbre tombeau d'Osiris.
On connaît deux autres attestations de cette Isis Taposirias, à Athènes
et à Délos.
le
logistès dans la partie
orientale de l'Empire correspondait au curator civitatis dans la partie
occidentale.
C'était un officier nommé par l'empereur, chargé de la surveillance des
finances de la cité.
J'aurais pu vous présenter d'autres inscriptions du jardin du musée de
Chéronée,
mais il me faut attendre qu'elles soient publiées. Patience donc !