initiation à l'épigraphie grecque par Claire Tuan : au musée de Manisa (3).

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stèle de confession

  Au musée de Manisa (3)

une dernière inscription :

-13-

  une stèle "de confession"

Certains types d'inscriptions se retrouvent une peu partout dans le monde grec antique,
comme les inscriptions funéraires, les décrets honorifiques, etc.
Mais d'autres sont beaucoup plus rares,
et circonscrites à une région particulière et à une époque particulière.
Nous en avons déjà vu un exemple avec ce que j'ai appelé :
le self-service de la divination.
Nous en découvrons maintenant un autre exemple,
ce qu'on a appelé "stèles de confession", ou "stèles de réconciliation", ou encore "stèles d'expiation",
qui ont été trouvées (plus de 150) uniquement dans la région ci-dessous :

région des stèles de confession
Google Maps

et seulement à l'époque impériale, entre 80 et 260 environ apr. J.C.

stèle de confession

En voici une, au musée de Manisa, peut-être la plus belle et la plus détaillée :

stèle de confession

Pour vous la présenter, j'ai consulté de nombreux ouvrages et articles, en particulier ceux-ci :

- Georg Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, Epigraphica Anatolica 22, 1994.

P.Herrmann, H. Malay, New Documents from Lydia, Epigraphica Anatolica 24, 2007.

  Plusieurs articles d'Angelos Chaniotis, dont "'Tempeljustiz' im kaiserzeitlichen Kleinasien, Rechtliche Aspekte der Shneinschriften Lydiens und Phrygiens", p.353-384 in Symposion 1995. Vortrge zur griechischen und hellenistischen Rechtsgeschichte (Korfu, 1.-5. September 1995), éd. G.Thür-J. Velissaropoulos-Karakostas, 1997.

- la thèse d'Aslak Rostad (2006) Human Transgression – Divine Retribution : A study of religious
transgressions and punishments in Greek cultic regulations and Lydian-Phrygian reconciliation inscriptions.
,
qui résume bien toutes les études antérieures, et qui est disponible en ligne :
 http://bora.uib.no/bitstream/handle/1956/2026/Dr.Avh.%20Aslak%20Rostad.pdf;jsessionid=D1DEAF475B2F9C0F74DE2FC030320863.bora-uib_worker?sequence=1

- Nicole Belayche, "du texte à l'image : les reliefs sur les stèles de confession d'Anatolie", in Image et Religion, 2019,
ainsi que le résumé de ses cours à l'EPHE en 2002-2003 : https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_2003_num_116_112_12227

stèle de confession

Tous les auteurs ne sont pas unanimes pour l'interprétation du texte.
Voici la transcription, puis ma traduction, qui est un choix parmi les possibles,
je donne par la suite d'autres interprétations.

Malay, Manisa Mus. n°5, et SEG 38, 1237

ἔτους τκʹ, μη(νὸς) Πανήμου βιʹ
κατὰ τὸ ἐφρενωθεὶς ὑπὸ τῶν


                                        θεῶν ὑπὸ τοῦ
Διὸς κὲ τοῦ                μεγάλου Ἀρτεμι-
δώρου· ἐκολασόμην τὰ ὄματα τὸν
Θεόδωρον κατὰ τὰς ἁμαρτίας, ἃς
ἐπύησεν·
συνεγενόμην τῇ πε-
δίσχῃ τῶ Ἁ̔πλοκόμα, τῇ Τροφίμῃ, τῇ γυ-
ναικὶ τῇ Εὐ̓τύχηδος εἰ̓ς τὸ πλετώ-
ριν· ἀπαίρι τὴν πρώτην ἁμαρτίαν προβά-
τῳ〚ν〛, πέρδεικι, ἀσφάλακι·
δευτέρα
ἁμαρτία· ἀλλὰ δοῦλος ὢν τῶν θεῶν τῶν
ἐν Νονου συνεγενόμην τῇ Ἀριάγνῃ τῇ
μοναυλίᾳ· ’παίρι χύρῳ, θείννῳ ἐχθύει· τῇ
τ̣ρίτῃ ἁμαρτίᾳ συνεγενόμην Ἀρεθούσῃ
μοναυλίᾳ· ’παίρι ὄρνειθει, στρουθῷ, περισ-
τερᾷ, κύ(πρῳ) κρειθοπύρων, πρό(χῳ) οἴνου· κύ(προν) πυρῶν
καθαρὸς τοῖς εἱεροῖς, πρό(χον) αʹ·
ἔσχα παράκλητον
τὸν Δείαν· "εἴδαι, κατὰ τὰ πυήματα πεπηρώκιν,
νῦν δὲ εἱλαζομένου αὐτοῦ τοὺς θεοὺς κὲ στη-
λογραφοῦντος ἀνερύσετον τὰς ἁμαρτίας"·
ἠρωτημαίνος ὑπὸ τῆς συνκλήτου· "εἵλεος εἶ-
μαι ἀναστανομένης τῆς στήλλην μου,
ᾗ ἡμέρᾳ ὥρισα· ἀνύξαις τὴν φυλακήν, ἐξαφίω
τὸν κατάδικον διὰ ἐνιαυτοῦ κὲ μηνῶν ιʹ περι-
πατούντων".

paroles du dieu, paroles de Théodôros

En l’année 320, le 12 du mois Panèmos,
conformément à ce que, informé par les dieux,
par Zeus et par
le grand Mèn d'Artemidôros
(fin de la phrase sous-entendue : j’ai dû faire, et suit un dialogue
où alternent les paroles divines et les aveux de Théodôros :)

- J’ai châtié par ses yeux Théodôros en raison
des fautes qu’il a commises.

- J’ai eu des relations sexuelles avec la jeune esclave d’Haplokomas,
Trophimè, l’épouse d’Eutychès, dans le «prétoire».
- Il enlève la première faute avec un mouton, une perdrix et une taupe.
Deuxième faute :
- Bien qu’étant esclave des dieux qui sont à Nonou,
j’ai eu des relations sexuelles avec Ariagnè, une célibataire.
- Il enlève (la faute) avec un porcelet, un thon, un (autre) poisson.
- Et pour la troisième faute, j’ai eu des relations sexuelles
avec Arethousè, une célibataire.
- Il enlève (la faute) avec un oiseau, un moineau, un pigeon,
une mesure de blé mêlé d’orge, une mesure de vin,
et purifié (il donne) une mesure de blé
pour le personnel du sanctuaire, et une mesure (de vin).

- J’ai eu Zeus comme intercesseur.
- Vois, en relation avec ses fautes je l’avais aveuglé.
Mais maintenant comme il a apaisé les dieux
et qu’il a fait inscrire la stèle,
il a été libéré de ses fautes.
- Interrogé par le Conseil, (j'ai déclaré) :
Je lui suis favorable, puisqu'il érige ma stèle,
au jour que j'ai fixé. Tu peux ouvrir la prison,
je relâche le coupable après un an et dix mois.

paroles du dieu, paroles de Théodôros

stèle de confession

Remarques sur la (ou les) traduction(s) :

- La date est donnée selon l'ère "de Sylla", qui débute en 85/4 av. J.C.
Donc cette année 320 correspond à 235/6 apr. J.C.

- Au début, plusieurs éléments de la phrase sont sous-entendus,
et le nom du dieu Men est représenté par le croissant de lune,
son attribut habituel.

- Son épiclèse Ἀρτεμιδώρου, doit être au génitif,
puisqu'on la retrouve au génitif dans cette autre inscription (SEG 57, 1173, lignes 3 et 4)
du musée de Manisa, où le nom de Men est à l'accusatif :

 ἐπεύξατο Μῆνα Οὐρ̣[ά]-
[νιον Ἀρ]τεμιδώρου.

La raison pourrait bien être que certaines des épiclèses du dieu Mèn,
ainsi au génitif, marquent le nom du fondateur d'un sanctuaire de ce dieu.

- ligne 14 et ligne 16, le mot  μοναυλία a été interprété selon les auteurs
soit comme célibataire, soit comme joueuse de flûte soliste.
Dans les deux cas μον- est bien compris comme seul,
mais -αυλ- est rattaché soit à la cour de la maisonαυλή, soit à la flûteαυλός.

- τὸ πλετώριν : on ne sait pas à quel lieu ce mot latin, vraisemblablement "le prétoire", renvoie ici.

- θείννῳ ἐχθύει : faut-il comprendre un poisson-thon, ou bien un thon et un autre poisson ?
Si l'on respecte la notion de triade, de triphônon, il vaut mieux choisir la seconde solution.

- ὄρνειθει = ὄρνιθι : ce peut être un poulet, un coq, ou simplement un oiseau.

- κύ(προς), nom féminin : quand ce mot ne désigne pas une plante aromatique présente sur l'île de Chypre,
il désigne une unité de mesure de grain, d'où son abréviation.
De même pour πρό(χος), ou πρό(χους), qui désigne une mesure de liquide,
et en particulier une sorte de louche pour verser le vin.
On retrouve les mêmes abréviations pour ces mesures de blé et de vin dans d'autres stèles de confession.

καθαρὸς : cet adjectif au nominatif a été rapporté
soit à Théodôros une fois qu'il a accompli les rites et qu'il est donc purifié,
soit au blé pur (=non mêlé d'orge), mais la construction serait alors fautive.

ἠρωτημαίνος ὑπὸ τῆς συνκλήτου interrogé par le Conseil :
s'agit-il d'un conseil des prêtres du sanctuaire, ou bien du "conseil des dieux" ?

- ἀνύξαις τὴν φυλακήν tu peux ouvrir la prison :
 Théodôros était-il vraiment en prison, ou bien est-ce une métaphore,
la punition divine par l'aveuglement l'ayant "enfermé" ?

stèle de confession

Gravure et orthographe :

Il y a un contraste frappant entre la gravure, très soignée et élégante,
et l'orthographe, qui s'éloigne beaucoup du grec classique !
La raison doit être celle-ci :
Dans les "stèles de confession", le plus important semble être de mettre en valeur
la puissance du (ou des) dieu(x), qui ordonne(nt) au coupable d'ériger une stèle
avec le compte-rendu de ses fautes et des rites qu'il a dû accomplir pour obtenir le pardon divin.
On trouve cette intention bien exprimée dans plusieurs stèles, comme ici (SEG 39,1278) :
.../... ἐστηλ-
λογράφησεν τὰς δυ-
νάμις τοῦ θεοῦ·
il a fait inscrire sur la stèle les pouvoirs du dieu.
A la fin de notre inscription, le dieu dit : "ma stèle", c'est tout dire !
Il faut que cette stèle soit belle, qu'elle attire le regard, et c'est bien le cas ici.
Mais on est loin des inscriptions officielles des cités ou des rois :
les coupables qui ont fait ériger ces stèles sont de simples habitants de villages,
ils connaissent le grec de leur époque oralement et le transcrivent phonétiquement.

---> Ainsi on voit que l'iotacisme, ce phénomène accompli depuis longtemps à l'époque de la stèle,
entraîne des confusions entre :
υ, οι ἐπύησεν pour ἐποίησεν, πυήματα pour ποιήματα, χύρῳ pour χοίρῳ, ἀνύξαις pour ἀνοίξαις),
ει
, ι ( ἀπαίρι pour ἀπαίρει, τοῖς εἱεροῖς pour τοῖς ἱεροῖςπέρδεικι pour πέρδικι, etc.),
ει, υ θείννῳ pour θύννῳ).
Par contre la lettre η, qui en grec moderne en est arrivée à se prononcer aussi -i-,
n'est jamais confondue dans cette inscription avec une autre lettre.

---> On remarque aussi la confusion entre αι et ε, due à leur prononciation semblable :
κὲ  pour καὶ, ἠρωτημαίνος pour  ἠρωτημένος, τῇ πεδίσχῃ pour τῇ παιδίσκῃ, εἴδαι pour ἰδέ.

---> Des verbes ont changé de conjugaison, j'en donne quelques exemples seulement.
- pour le verbe être,
comme en grec moderne, je suis se dit : εἶμαι, et non plus εἰμι.
- pour le verbe avoir,
l'aoriste n'est plus ἔσχον, mais ἔσχα.
-  le verbe  πηρόω aveugler,
a perdu l'augment de son plus-que-parfait :
πεπηρώκιν au lieu de ἐπεπηρώκειν.
- pour le verbe ἀνοίγω ouvrir,
l'aoriste n'est plus ἀνέῳξα, mais  ἄνοιξα, et on a ici l'optatif aoriste (avec iotacisme) ἀνύξαις tu peux ouvrir.
- pour le verbe relâcher, libérer,
le présent n'est plus ἐξαφίημι mais ἐξαφίω.

stèle de confession

le rite d'expiation :

Pour "enlever" chacune de ses fautes avouées, Théodôros doit utiliser 3 animaux.
Doit-il faire passer sur eux sa faute et les laisser partir, ou bien les sacrifier ?
Ce rite était appelé triphônon pour trois animaux, et enneaphônon pour 3 fois 3 animaux.
Il rappelle un peu le rite du bouc émissaire.
On le retrouve dans d'autres stèles de confession, avec un mot de la famille de αἴρω (enlever) :

ici (SEG 39,1278) :
.../... ἦρε
τρίφωνον καὶ ἐστηλ-
λογράφησεν τὰς δυ-
νάμις τοῦ θεοῦ·


et là (SEG 57,1222) :
.../... ἐγένετο δὲ καὶ ἡ
προάπαρσις ἐξ ἐννεαφώνου·


et encore là (SEG 39,1279)
où l'on retrouve trois des animaux de notre inscription :
la taupe, le moineau et le thon,
qui semblent en rapport respectivement avec la terre, l'air et l'eau :
.../... τριφώνῳ ἀπῆρεν
ἀσφάλακι κὲ στρουθῷ κὲ θι-
νίω
.../...



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