initiation à l'épigraphie grecque par Claire Tuan, l'osselet de Suse.

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osselets  un osselet géant trouvé à Suse osselets

Après la divination par le lancer de cinq osselets,
voici un tout autre usage de l'osselet.
L'objet que je vais vous présenter se trouve au musée du Louvre,
dans le département des antiquités iraniennes.
Il est en bronze, de taille imposante, puisqu'il pèse plus de 93 kg.
Le voici, photographié sous plusieurs angles :

OsseletSuseFace
OsseletSuseDos
OsseletSuseDroite
OsseletSuseDessus

Pour réaliser cette page, j'ai utilisé essentiellement :
Georges Rougemont, Inscriptions grecques d'Iran et d'Asie Centrale, 2012, inscription n°1.


L'histoire de cet osselet est étonnante. Il a été trouvé en 1901 à Suse, à 8m de profondeur,
à l'extérieur de l'enceinte du palais, et tout près d'un lion de bronze, encore plus lourd que lui (121 kg),
également pourvu d'une poignée, qui se trouve lui aussi au musée du Louvre :

Lion-Suse    Lion-Suse

Les points communs entre ces deux objets sont :
fleche la matière utilisée : le bronze.
fleche le lieu de trouvaille (à 1 mètre l'un de l'autre).
fleche le poids important (93 et 121 kg).
fleche la présence d'anses (une pour le lion, deux pour l'osselet).

osselets


Mais revenons à notre osselet,
et tentons de lire l'inscription gravée sur la face supérieure.
Le déchiffrement n'est pas aisé,
et les éditeurs successifs ont proposé différentes lectures de certains mots.
Je m'en tiendrai prudemment, après cette mise en garde,
à la lecture du dernier éditeur, G. Rougemont.

Remarquons tout d'abord que le texte a été incisé après fabrication de l'objet,
et de façon assez maladroite.
Les lettres ont une forme archaïque, typique de la région de Milet. En voici quelques unes :


gamma
delta epsilon eta theta
lambda
gamma
delta
epsilon
êta
thêta
lambda

nu
rho
sigma
upsilon
khi
omega
nu
rho
sigma
upsilon
khi
ômega

Dans le tableau de l'alphabet ionien et plus spécifiquement milésien
de M. Guarducci, Epigrafia Greca,
j'ai entouré les lettres qui correspondent à celles que je vous ai présentées ci-dessus :

alphabet ionien Milet

osselets


Essayons maintenant de lire l'inscription,
fleche d'abord la première ligne qui est derrière l'anse supérieure :

tade-tagalmata

Certaines lettres, surtout aux deux extrémités, ont été effacées,
mais on a pu établir qu'il fallait lire :
τάδε τἀγάλματα

puis le reste du texte :

suite

 fleche La 2ème ligne se lit de droite à gauche, la troisième à nouveau de gauche à droite, etc.
C'est ce qu'on appelle l'écriture boustrophédon.
La situation de l'objet dans le musée du Louvre, juste devant une fenêtre,
fait que les surfaces presque horizontales aux deux extrémités sont obligatoirement surexposées.
Les premiers éditeurs avaient aussi constaté que ces mêmes surfaces étaient usées,
ce qui avait fait disparaître en grande partie les lettres.
Le premier mot n'est plus visible, mais on le restitue d'après d'autres inscriptions analogues.
De même pour la fin de cette 2ème ligne, où sur ma photo on devine tout au bord supérieur un khi.
    ἀ̣πὸ λείο Ἀριστόλοχ̣[ος]

fleche Au début de la 3ème ligne, était inscrit KAI, dont on devine seulement l'iota.
A la fin de la même ligne un T se devine, mais il faut aussi restituer un ôméga.
    [καὶ] Θράσων ἀνέθεσαν τ[ὠ]-

fleche Et le mot se continue au début de la 4ème ligne avec un pi effacé, la suite se lisant bien.
A la fin de la 4ème ligne, après le khi, on devine une ébauche d'E, qui devait être suivi d'un second E.
    πόλλωνι δεκάτην· ἔχε[ε]

fleche La 5ème ligne se lit bien, en commençant par le delta, tout à gauche.
Enfin faisons confiance pour la fin de cette dernière ligne à l'éditeur qui,
dans de meilleures conditions de lecture que moi, a pu lire ou deviner, après le M,  ENE-.
     δ’ αὐτὰ Π<α>σικλῆς ὁ Κυδιμνε̣[ος]

Voici donc la transcription d'ensemble :

  τάδε τἀγάλματα̣
ἀ̣πὸ λείο Ἀριστόλοχ̣[ος]
[καὶ] Θράσων ἀνέθεσαν τ[ὠ]-
πόλλωνι δεκάτην· ἔχε[ε]
   δ’ αὐτὰ
Π<α>σικλῆς ὁ Κυδιμνε̣[ος]
traduction G. Rougemont :
"Les offrandes que voici,
prélevées sur un gain inespéré, Aristolochos
et Thrasôn les ont consacrées à
Apollon comme dîme. Elles ont été fondues
par Pasiklès fils de Kydiménès".


osselets


Essayons maintenant de comprendre de quoi il s'agit :
fleche Pourquoi cet objet en bronze, avec ses poignées ? Quelle était sa fonction ?
fleche D'où provenait-il ?
fleche Pourquoi s'est-il retrouvé à Suse ?

L'objet lui-même :
Beaucoup d'osselets en bronze ont été trouvés dans des sanctuaires grecs.
A titre d'exemples :
 A Olympie, on a trouvé de nombreux poids de différentes formes, dédiés à Zeus, comme celui-ci :
osseletOlympie
A Géla, en Sicile, cet autre : osseletVienne

Mais ils sont beaucoup plus petits que notre osselet de plus de 93 kg.
Celui de Géla ne pèse que 0,930 g, soit 100 fois moins que l'osselet de Suse.
Alors peut-on penser que notre osselet, de presque 1 quintal, servait de poids ???
Ce qui est sûr, et il suffit de lire l'inscription pour le savoir,
c'est qu'il faisait partie d'une offrande à Apollon de la part de deux personnes,
en remerciement d'un gain exceptionnel, peut-être une excellente affaire commerciale.
Quant à ses deux poignées, on a pensé que celle qui est latérale
pouvait être destinée à relier cet objet à un autre du même type,
ce qui justifierait que le texte désigne plusieurs offrandes (τἀγάλματα̣),
mais rien n'est moins sûr !

Sa provenance :
L'alphabet utilisé, ainsi que le nom de la divinité,
nous font penser à un sanctuaire d'Ionie,
sans doute le plus célèbre d'entre eux, le Didymeion, près de Milet.
Mais le fait que l'objet ait été retrouvé très loin de là, à Suse, demande explication.

Pourquoi à Suse ?
Hérodote nous donne une explication qui, sans être sûre à 100%, est très vraisemblable.
En effet, au Livre VI, chapitre 19.3 et 20 de ses Enquêtes,
il évoque un épisode de la révolte contre les Perses des cités grecques d'Ionie,
révolte qui fut rudement réprimée par le Grand Roi Darius Ier, en 494 av. J.C. :


ἄνδρες μὲν οἱ πλεῦνες ἐκτείνοντο ὑπὸ τῶν Περσέων ἐόντων κομητέων,
γυναῖκες δὲ καὶ τέκνα ἐν ἀνδραπόδων λόγῳ ἐγίνοντο,
ἱρὸν δὲ τὸ ἐν Διδύμοισι καὶ ὁ νηός τε καὶ τὸ χρηστήριον συληθέντα ἐνεπίμπρατο.

La plupart (des hommes Milésiens) furent tués par les Perses aux cheveux longs ;
leurs femmes et leurs enfants se trouvèrent au nombre des prisonniers réduits en esclavage ;
le sanctuaire de Didymes, son temple et son oracle furent pillés puis incendiés.



 Ἐνθεῦτεν οἱ ζωγρηθέντες τῶν Μιλησίων ἤγοντο ἐς Σοῦσα.
Ensuite ceux des Milésiens qui avaient eu la vie sauve
et avaient été faits prisonniers furent déportés à Suse.


Cet osselet a donc pu faire partie du butin que les Perses ont rapporté
dans leur capitale de Suse après la destruction de Milet et de ses sanctuaires.


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