initiation à l'épigraphie grecque par Claire Tuan, juges à Gonnoi.

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A Gonnoi, des "incorruptibles" :

un décret pour des juges étrangers venus de Skotoussa


Le décret que je vais vous présenter, je ne l'ai pas vu gravé sur la pierre,
qui  doit se trouver dans les réserves du musée de Volos,
mais j'ai eu la chance d'être autorisée à photographier et à utiliser sur mon site
l'estampage que possède le laboratoire HISOMA, à Lyon.

Pour réaliser cette page, j'ai utilisé les deux livres de Bruno Helly,
Gonnoi I et Gonnoi II, publiés en 1973.


La pierre a été trouvée à Gonnoi, site que j'ai découvert un soir de juillet 2015.
Le site est quasiment au débouché Ouest de la gorge de Tempé,
sur deux collines d'où l'on devait surveiller facilement le passage presque obligé
entre le nord de la Grèce  (la Macédoine) et la Thessalie.
Aujourd'hui il ne reste de la cité antique que quelques vestiges des remparts.

Voici le site vu du train qui passe sur l'autre rive du fleuve Pinios :

Gonnoi vudu train

puis vu de près, un soir :

imag-gonnoi/GonnoiSite.jpg

En s'approchant, on distingue des vestiges de rempart :

imag-gonnoi/GonnoiRemparts.jpg

imag-gonnoi/GonnoiRempartsBas.jpg

et le vallon à l'Est, où devaient se trouver les maisons de la ville :

imag-gonnoi/GonnoiPano.jpg

Mais la cité fut assurément importante, à en juger par ce que les fouilles ont révélé.
Entre autres, la cité avait érigé de nombreuses stèles où étaient gravés des décrets honorant des juges
qui étaient venus, à sa demande, de cités étrangères pour l'aider à résoudre des conflits internes.
C'est l'un de ces décrets que j'ai choisi de vous présenter,
parce qu'il possède une clause que l'on ne trouve nulle part ailleurs.

Gonnoi vudu train

Voici ma photo de l'estampage :

estampageGonnoi91.jpg
Gonnoi II, 91,    milieu du IIe s. av. J.C.

Gonnoi vudu train

Transcription :

[— — — — — — — — — — — —]
ΛΟΚ[— — — — — — — — — —]-
λωνίδου τ̣ο̣[ῦ — — — — — — — —]
τοῦ Ἐπικράτου, Α̣[— — — — — Πα]-
τροκλέου· ταμιευό̣[ντων — — — —]
τοῦ Ἀσάνδρου, Θεολύτου̣ [τοῦ — —],
γραμματεύοντος Ἐπιμενί̣[δου τοῦ]
Ἀσκληπιάδου· μηνὸς Διθυραμβί̣ο̣[υ]·
ἐπειδὴ οἱ παραγεγονότες ἐξ Σκοτο[ύ]-
σης δικασταὶ Ἵππαρχος Διοκλέου,
Μελάντας Δικαίου, Αὐτόβουλος Ἀρι-
στοδήμου καὶ ὁ μετ’ αὐτῶν γραμμα-
τεὺς Μόλοτος Φοίνικος τὴν ἀναστρο-
φὴν καὶ δικαστείαν πεπόη<ν>ται ἀξίως
αὑτῶν τε καὶ τῆς ἐξαποστειλάσης
πόλεως καὶ τῶν κατὰ τὰς δίκας,
τοὺς ἔχοντας τὰ πράγματα τοὺς
μὲν πλείστους εἰς σύλλυσιν ἠγά-
γοσαν διὰ τῆς αὑτῶν φιλοτιμίας,
ὅσοις δὲ ἐδίκασαν, ἀπέδωκαν τὸ δί-
καιον κατὰ〚․․〛τοὺς νόμους· ἐπιβαλο-
μένου δέ τινος καὶ φθείρειν αὐτοὺς
περί τινων δικῶν, οὐ παρεσιώπησαν
ἀλλὰ συναχθείσης προσκλήτου τῶν
πολιτῶν κατὰ πρόσωπον κατηγόρη-
σαν τὸν ἐπιβαλλόμενον μοχθηρὰν
καὶ παράνομον πρᾶξιν· διὸ καὶ δεδό-
χθαι τῇ πόλει τῇ Γοννέων ἐπαινέ-
σαι τε αὐτοὺς καὶ δοῦναι πολι̣τ̣[είαν],
ἐπιγαμίαν, ἔνκτησιν, ἀσφ̣[άλειαν καὶ]
αὐτοῖς καὶ ἐγγόνοις κα̣[ὶ ἐν πολέμῳ]
καὶ ἐν εἰρήνῃ, καθάπερ̣ [καὶ τοῖς]
λ̣οιποῖς̣ 〚․2-3․〛 [πολ]ί̣τ̣α̣ι̣ς [— —]
[— — — — — — — — — — — —]


Traduction à partir de la ligne 5 :

               [...]  étant trésoriers Untel
fils d'Asandros et Théolytos fils d'Untel,
étant secrétaire Epiménidès fils d'Asklèpiadès,
au mois Dithyrambios.
Attendu que ceux qui sont venus de Skotoussa
comme juges, Hipparchos fils de Dioklès,
Mélantas fils de Dikaios, Autoboulos
fils d'Aristodèmos et avec eux le secrétaire
Molotos fils de Phoinix ont effectué leur séjour
et rendu la justice d'une manière digne
d'eux-mêmes et de la cité qui les avait envoyés,
et de ceux qui étaient en procès,
qu'ils ont amené à conciliation grâce à leur zèle
la plupart de ceux qui avaient des litiges,
et que pour ceux qu'ils ont dû juger,
ils ont rendu la justice conformément aux lois ;
et alors qu'un individu avait tenté de les corrompre
lors de certains procès, ils ne se sont pas tus
mais au contraire ils ont convoqué une assemblée des citoyens
et ont accusé ouvertement celui qui tentait
cet acte pervers et illégal ;
en conséquence, plaise à la cité de Gonnoi
de leur décerner l'éloge et de leur accorder
la citoyenneté, le droit de se marier à Gonnoi,
d'y acquérir des biens-fonds,
la sécurité personnelle pour eux et pour leurs descendants
en temps de guerre comme en temps de paix,
comme c'est le cas pour tous les autres [citoyens?]
[........]




Gonnoi vudu train

Skotoussa

La cité de Gonnoi, tout au nord de la Thessalie, a donc fait appel à des citoyens de la cité de Skotoussa,
au sud de la même Thessalie, au Nord-Est de Pharsale,
pour venir chez elle régler à l'amiable et/ou juger équitablement
des litiges qui divisaient plusieurs de ses membres.

GoogleMapsGonnoi-Skotoussa
Google Maps

Allons explorer la région de Skotoussa,
pour faire un peu connaissance avec cette cité antique.
De Pharsale, nous remontons un peu vers Larissa, puis nous obliquons à droite.
Nous sommes fin juillet, les moissons en Thessalie sont terminées et les paysans ont brûlé les chaumes :

brulis vers Skotoussa.jpg

Nous cherchons dans ces collines où pouvait être Skotoussa.
Aucun panneau, mais un paysan nous montre les quelques ruines de murailles qui subsistent :

Skotoussa  Skotoussa

Skotoussa

Pauvres vestiges des remparts d'une cité qui était assez renommée pour qu'on fasse appel à elle !

Au centre de l'image ci-dessous, on devine l'acropole,
où travaille ces dernières années une équipe d'archéologues italiens :

acropole Skotoussa

Gonnoi vudu train

Que nous disent les textes anciens sur Skotoussa ?

Plusieurs pierres inscrites ont été trouvées à Skotoussa,
dont une, portant une longue inscription (SEG 43, 311) en rapport avec les remparts de la cité,
et une autre, mentionnant un grand nombre d'affranchissements d'esclaves.
En 367/6 av. J.C. la cité fut conquise par Alexandre de Phères,
qui convoqua une assemblée au théâtre de la ville,
et fit exécuter par ses mercenaires tous les participants à l'assemblée !
Cet événement tragique nous est rapporté par Diodore de Sicile, au livre XV, § 75.1 :

 Ἐπ' ἄρχοντος δ' ᾿Αθήνησι Πολυζήλου κατὰ μὲν τὴν ῾Ρώμην ἀναρχία διά τινας πολιτικὰς στάσεις ἐγένετο, κατὰ δὲ τὴν ῾Ελλάδα ᾿Αλέξανδρος ὁ Φερῶν τύραννος ἐν τῇ Θετταλίᾳ περί τινων ἐγκαλέσας τῇ πόλει τῶν Σκοτουσσαίων, ἐκάλεσεν αὐτοὺς εἰς ἐκκλησίαν καὶ περιστήσας τοὺς μισθοφόρους ἅπαντας ἀπέσφαξε, τὰ δὲ σώματα τῶν τετελευτηκότων ῥίψας εἰς τὴν πρὸ τῶν τειχῶν τάφρον τὴν πόλιν διήρπασεν.
Sous l'archontat de Polyzèlos à Athènes, l'anarchie régnait à Rome en raison de guerres civiles, et en Grèce
Alexandre, tyran de Phères en Thessalie, ayant allégué diverses accusations contre la cité de Skotoussa, convoqua ses habitants en assemblée et ayant posté tout autour ses soldats, il les fit tous égorger, fit jeter leurs corps dans le fossé des remparts, et livra la cité au pillage.

ainsi que, de façon un peu différente, par Pausanias, au livre VI, § 5.2 :

 Σκοτοῦσσα [...] οὐκ ᾠκεῖτο ἔτι ἐφ᾽ ἡμῶν: Ἀλέξανδρος γὰρ τὴν πόλιν ὁ Φεραίων τυραννήσας κατέλαβεν ἐν σπονδαῖς, καὶ Σκοτουσσαίων τούς τε ἐς τὸ θέατρον συνειλεγμένους—ἔτυχε γάρ σφισι καὶ ἐκκλησία τηνικαῦτα οὖσα—τούτους τε ἅπαντας κατηκόντισε, πελτασταῖς ἐν κύκλῳ περισχὼν καὶ τοξόταις, καὶ τὸ ἄλλο ὅσον ἐν ἡλικίᾳ κατεφόνευσε, γυναῖκας δὲ ἀπέδοτο καὶ παῖδας, μισθὸν εἶναι τὰ χρήματα τοῖς ξένοις.
Skotoussa n'est plus habitée de notre temps, car Alexandre, quand il était tyran de Phères, avait pris la ville pendant une trêve, et ceux des Skotousséens qui étaient réunis au théâtre - il se trouvait qu'à ce moment-là ils tenaient une assemblée -, il les fit tuer tous à coups de javelots, après les avoir encerclés avec des peltastes et des archers ; quant aux autres habitants, il fit massacrer tous ceux qui étaient adultes, et il vendit les femmes et les enfants, pour avoir de quoi payer la solde de ses mercenaires.

Mais entre la destruction de Skotoussa en 367/6 av. J.C.
et sa disparition que constate Pausanias au IIe s. apr. J.C.,
la cité s'était bel et bien reconstituée,

---> puisqu'un citoyen de Skotoussa est mentionné en 352 av. J.C.
(donc peu après l'attaque due à Alexandre de Phères)
comme "prostatès" lors d'une session de l'amphictionie pyléo-delphique :
(CID II, 10)
Ἡρακλείου ἄ[ρχοντος]
ἐν Δελφοῖς, τᾶ[ς ἠρινᾶς]
πυλαίας, μιᾶς κ[αὶ]
εἰκοστᾶς,
    προστατευόντ[ων]
Σαμία Θηβαίου,
Νεόσσου Λαρισαί[ου],
Ἀντιφάτα Σκοτουσσαί[ου],
etc

---> qu'un autre Skotousséen devient proxène pour les gens de Delphes vers 320 av. J.C. :
(FD III, 5)
     θεο[ί].
Φιλίνωι Ῥίνωνος Θ[εσσαλῶι]
[ἐξ] Σκοτούσσης
Δ[ελφοὶ]
[ἔδωκ]αν αὐτῶι καὶ ἐ[κγόνοις]
    [προξεν]ίαν,
etc.

---> qu'avant 228 av. J.C. un autre citoyen de Skotoussa devient proxène pour les gens de Tégée :
(IG V,2 11)
ἔδοξε τῆι πόλει τῶν Τεγεατῶ-
ν Ἁγήσανδρον Νικοστράτου Θ-
εσσαλὸν ἐξ Σκοτούσσης
Τεγε-
   ατῶν πρόξενον εἶναι καὶ εὐε-
ργέτην
etc.

---> que vers 220 av. J.C. un autre citoyen de Skotoussa est honoré à Delphes :
(SGDI II 2651)
Δελφοὶ ἔδωκαν Ὀλυμπιοδ[ώρωι — — — —]κου Σκοτουσσαί[ω]ι αὐτῶι
καὶ ἐκγόνοις προξενίαν
, etc.

--->
qu'à Delphes, sur une longue liste de proxènes,
est encore mentionné pour l'année 189/8 av. J.C. un Skotousséen :
(SGDI  2681)
Πραΰλος Φοξίνου Σκοτουσσαῖος
et notons que ce citoyen de Skotoussa apparaît aussi, à la même époque,
dans le décret (SEG 43, 311) concernant les remparts de la cité.

---> et que la cité de Gonnoi fait appel à nos trois juges de Skotoussa
et à leur secrétaire vers le milieu du IIe s. av. J.C.

Gonnoi vudu train

Revenons maintenant aux juges :

Leur façon de procéder est tout à fait habituelle dans ce type de circonstances :
Ils essaient tout d'abord de convaincre les parties en litige de régler leurs affaires à l'amiable,
mais si ce n'est pas possible,
ils procèdent à un jugement en se conformant aux lois de la cité qui les a fait venir.
Vous pouvez sur mon site trouver d'autres exemples de ce type d'intervention :
à Delphes, et à Kimôlos.

Mais ce qui est particulier dans notre inscription,
c'est que les juges ont eu affaire à une tentative de corruption,
que non seulement ils ont repoussée,
mais qu'ils ont dévoilée de façon très solennelle aux habitants,
pour que l'individu coupable soit puni.
 

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