initiation à l'épigraphie grecque par Claire Tuan, inscription trouvée à Gazoros.

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imag-gazoros/rosace.jpg Une inscription trouvée à Gazoros imag-gazoros/rosace.jpg


L'inscription que je vais vous présenter est au musée de Kavala.
Elle a été trouvée à Gazoros,
mais elle émane d'une autre cité, sûrement dans le voisinage de Gazoros.
Vous voyez sur la carte Kavala (l'antique Néapolis), et en haut à gauche, Gazoros :

carte Kavala-Gazoros
carte photographiée au musée de Kavala

Voici la stèle et son inscription :

la stèle
l'inscription

L'écriture est plutôt soignée.
Lettres rondes, lunaires : observez les epsilon, les sigma, les mu.
Remarquez aussi les delta et les alpha dont la barre oblique droite dépasse en haut.
Nous sommes donc après J.-C. Mais le texte lui-même nous indiquera la date exacte de cette inscription.

Remarquons également que les lettres des 6 premières lignes sont plus grandes que la suite.
Le graveur a-t-il craint de ne pas avoir assez de place pour tout graver ?
Ou bien a-t-il voulu mettre en relief ces 6 premières lignes ? Et pourquoi ?
C'est ce que nous allons découvrir en déchiffrant et en traduisant le texte.

Pour préparer cette page, j'ai utilisé les ouvrages suivants :
- d'Isabelle Pernin, Les baux ruraux en Grèce ancienne, 2014
- le Bulletin de Correspondance Hellénique (BCH) 1962 (p.57-63) et 1963 (p.531-535)
- Le Nouveau Choix d'Inscriptions Grecques, au n°28
- le Supplementum Epigraphicum Graecum (SEG) 31, n°631
- le Bulletin Epigraphique de 1965, n°239.
- d'Ilias Arnaoutolou, Ancient Greek Laws, 2008, p.42
- de Peter Pilhofer, Philippi, 2009, p.660-663

transcription :

 ἀγαθῇ τύχῃ.
            παρὰ Σύρου τοῦ Εὐάλκου, Κοζειμασου [τοῦ]
            Πολυχάρμου, Δουλεους τοῦ Βειθυος, τῶ[ν]
            κληρωθέντων προέδρων, τῇ ιʹ τοῦ Ἀρ-
              [τ]εμεισίου μηνός, τοῦ ∙ϙ∙ρʹ σεβαστοῦ
            τοῦ καὶ ∙ ϛ∙τʹ ∙ ἔτους, Α∙ι∙ουλᾳ  Ἥρουνος
            τῷ ἐν Γαζώρῳ μνήμονι. δόγμα τὸ κυρωθὲν ὑ-
            πό τε τῆς βουλῆς καὶ τοῦ δήμου ἀπεστάλκαμεν
            πρὸς σὲ καθάπερ ὁ νόμος συντάσσει. εἰσηγη-
              σαμένου Ἀλκίμου τοῦ Ταραλα καὶ εἰπόντος δεῖ-
            σθαι τοὺς δημοσίους τόπους ἐνφυτεύσεως
            ἀμπέλων τε καὶ δενδρέων καρποφόρων καὶ ὀ-
            πωρῶν, εἶναί τε τοὺς βουλομένους θέλειν ἐ[πι]-
            μελεῖσθαι καὶ ἐπικαρπίαν τινὰ λαμβάνειν ἐ-
              ξ αὐτῶν, τοῖς βουλευταῖς βουλευσαμένοις ἔ-
            δοξεν εὔλογος εἶναι ἡ εἰσήγησις αὐτοῦ [καὶ]
            ἐδοκίμασαν τοὺς ἐνφυτεύσαντας κα[ὶ ἐπι-]
            [μ]ε̣λ̣ο̣μ̣ένους ἔχειν ἐπικαρπίαν ἀμ[πέλων]
            [μὲν] ἐξ ἡμισείας, χωροῦντος το[ῦ ἡμι]-
              σέου μέρους εἰς τὸ δημόσιον, τῆς δ’ ἐ[λαί]-
            ας τὰ δύω μέρη, συκέ[ων δ]ὲ καὶ τῶν λο[ι]-
            πῶν ὀπωρῶν καὶ στ[ε]μ[φ]ύλων ἔχ[ειν τὴν]
            ἐπικαρπίαν τὸν ἐπιμελούμενον, μη-
            δενὸς ἐξ αὐτῶν χωροῦντος εἰς τὸ δημό-
              σιον· καὶ περὶ τούτου ψήφου διενεχθεί-
            σης ἐγένοντο πᾶσαι λευκαί· ἐπεχειροτό-
            νησεν ὁ δῆμος.
SEG 31, 631, et Nouveau Choix d'Inscriptions Grecques, n°28
traduction :

A la Bonne Fortune.
De la part de Syros fils d'Eualkès, de Kozeimasos fils
de Polycharmos, de Doulès fils de Beithys,
présidents tirés au sort, le 10 du mois
d'Artémisios, en 190 (de l'ère) auguste,
qui est aussi l'an 306 (de la province macédonienne),
à l'intention d'Aïoulas fils d'Hèrous,
le mnèmôn (résidant) à Gazoros.
La décision ratifiée par le conseil et le peuple,
nous te l'avons envoyée comme la loi nous l'ordonne.

Alkimos fils de Taralas ayant introduit une proposition,
et ayant dit que les terres publiques requéraient la plantation
de vignes, d'arbres de rapport et de fruitiers,
et qu'il y avait des gens qui voulaient s'en charger
et en tirer quelque profit, il est apparu aux membres du Conseil,
après délibération, que sa proposition était bien fondée,
et ils ont approuvé que ceux qui avaient déjà fait des plantations
et ceux qui voulaient en faire tirent comme profit des vignes
la moitié (de la récolte), l'autre moitié revenant au trésor public,
comme profit des oliviers les deux tiers, et que pour les figuiers,
les autres arbres fruitiers et le moût des olives ou du raisin,
ceux qui s'en occupent en tirent tout le profit,
rien n'en revenant au trésor public.
Un vote (du Conseil) ayant eu lieu à ce propos,
tous les jetons de vote furent blancs.
Et le peuple a confirmé cette décision par vote à mains levées.



imag-gazoros/rosace.jpg

Nos remarques suivront l'ordre du texte.

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les noms des personnes
Dès les premières lignes, on observe un mélange de noms grecs et de noms thraces, au sein d'une même famille.
Ainsi Kozeimasos (nom thrace) est le fils de Polycharmos (nom grec) ;
Alkimos (nom grec) est le fils de Taralas (nom thrace).
B(e)ithys et Doulès sont aussi des noms thraces.

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la datation double
Les lignes 4, 5 et 6 nous donnent une date précise,
 
 - avec le mois : Artémisios, qui est le 7ème mois du calendrier macédonien,
soit l'équivalent d'avril-mai puisque ce calendrier commençait le 15 octobre,
- le jour du mois te -10- (la lettre iota entre 2 points note le 10),

- et l'année indiquée selon deux computs différents :

-->> d'abord selon l'ère "auguste" ou "ère d'Actium", c'est-à-dire celle qui commence avec la bataille d'Actium, le 2 septembre 31 av. J.C.
-->> puis selon l'ère dite "provinciale" ou "macédonienne", qui commence avec la constitution de la province romaine de Macédoine, le 15 octobre 148 av. J.C.

Si notre inscription précise pour la première datation qu'il s'agit de l'ère auguste (σεβαστοῦ),
mais ne précise pas que la deuxième datation correspond à l'ère provinciale,
ce n'est pas dû à un oubli,
c'est que cette dernière était la plus communément utilisée en Macédoine à cette époque.

Dans le musée archéologique de Thessalonique,
sont présentées et expliquées plusieurs inscriptions portant comme la nôtre une double datation.
Par exemple celle-ci, qui donne une double date exactement de la même façon que notre inscription :

double-datationAMTH

transcription
     ἔτους  ϛοʹ  σεβαστοῦ ∙ τοῦ καὶ βϙρʹ.
Αὐτοκράτορι Τιβερίῳ Κλαυδίῳ
Καίσαρι Σεβασστῷ  Γερμανικῷ...
Meletēmata stē mnēmē Vasileiou Laourda, n°98
traduction
En 76 (de l'ère) auguste, également 192 (de l'ère provinciale),
pour l'Empereur Tibérius Claudius
César Auguste Germanicus...


Pour lire les chiffres grecs, reportez-vous à cette page.
Vous remarquez que la lettre notant le chiffre 6 (transcrit ϛ) a une forme qui varie selon les inscriptions :
stigmaAMTH dans l'inscription ci-dessus, du musée de Thessalonique,
et stigmaGazoros dans notre inscription, du musée de Kavala.

Faisons maintenant le calcul :
---> pour l'inscription ci-dessus :
la 76ème année à partir de -31 = 45 apr. J.C.
la 192ème année à partir de -148 = 44 apr. J.C.

---> et pour notre inscription :
la 190ème année à partir de -31 = 159 apr. J.C.
la 306ème année à partir de -148 = 158 apr. J.C.

En pratique, l'année de la bataille d'Actium doit être comptée comme 32/31 avant J.C.,
ou l'année de création de la province macédonienne comme 148/147 avant J.C.
Sinon on observe toujours ce décalage d'une année entre les deux datations.
Les dates ci-dessus doivent donc être écrites respectivement 44/45 apr. J.C., et 158/159 apr. J.C.

Mais revenons à notre inscription :
en 158/159 apr. J.C., l'empereur romain est Antonin le Pieux.
Les cités grecques continuent à gérer elles-mêmes leurs affaires internes,
mais pour certaines décisions elles doivent en référer à une autorité supérieure,
soit un magistrat ou un officier Romain, soit une confédération de plusieurs cités,
instance qui facilite pour le pouvoir romain ses relations avec les cités grecques.

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la lettre envoyée au mnèmôn

-->>> Notre inscription se présente comme la transcription sur pierre d'une lettre :

"de la part de (παρὰ + génitif) ... à l'intention de  (nom au datif) ..."

Elle est envoyée par trois personnes d'une communauté dont le nom ne nous est pas donné,
à un personnage qui est le "mnèmôn" résidant à Gazoros.
Voyons de plus près les deux parties en cause.

-->>> Quelle est cette communauté ?
- Elle a tiré au sort 3 "proèdres", c'est-à-dire 3 présidents, sans doute du Conseil ou de l'assemblée.
- Elle possède un Conseil qui délibère et vote à bulletins secrets (ψήφου διενεχθείσης ἐγένοντο πᾶσαι λευκαί) des décisions,
ainsi qu'une assemblée du peuple qui par vote à mains levées confirme les décisions du Conseil (ἐπεχειροτόνησεν ὁ δῆμος).
Ainsi nous avons tout lieu de croire qu'il s'agit d'une cité.
Mais cette cité doit selon la loi soumettre certaines de ses décisions à un mnèmôn qui lui est extérieur.

-->>> Qui est ce mnèmôn ?
Dépend-il d'une confédération dont feraient partie la cité émettrice de la lettre et la cité de Gazoros ?
Ou est-il un fonctionnaire du pouvoir romain ???
Son rôle nous est connu par d'autres inscriptions et par des papyrus d'Egypte :
  Le mnèmôn enregistre des actes. Etymologiquement, il est garant de la mémoire de ces actes.

imag-gazoros/rosace.jpg

la teneur de cette lettre

Passons maintenant à la décision qui a été prise et qui doit être enregistrée par le mnèmôn.
Il y est question d'agriculture et plus précisément de la gestion des terres publiques.

Toute cité grecque possède des terres publiques,
qu'elle a tout intérêt à exploiter pour en tirer des revenus.
Souvent ces terres sont louées à des particuliers, dans des conditions parfois très strictes.
Mais dans le cas présent les conditions semblent assez souples.
Il apparaît même que la décision légalise en quelque sorte
une occupation et une exploitation qui étaient déjà pratiquées :
c'est ce qu'indique le participe aoriste :
 τοὺς ἐνφυτεύσαντας
ceux qui avaient déjà fait des plantations

Les plantations prévues sont la vigne, les oliviers, les figuiers et d'autres arbres fruitiers.
Toute liberté est laissée aux preneurs pour la quantité et l'emplacement des plantations.
Le trésor public ne prélèvera, à titre de location, que la moitié de la récolte de la vigne,
et le tiers seulement de la récolte des olives.
Les preneurs récupèreront même, pour leur usage personnel,
le résidu du pressage du raisin et (ou ?) des olives,
ce qu'indique le terme στ[ε]μ[φ]ύλων.
Ces résidus de pressage servaient soit de fumure, soit pour la nourriture du bétail.
Quant aux figuiers et autres arbres fruitiers,
les preneurs en auront la totale jouissance.


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