initiation à l'épigraphie grecque par Claire Tuan, Delphes et ses frontières.
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arbitrage frontalier entre la cité de Delphes 

et deux de ses voisines à l'Est.


Sur le mur sud du Trésor des Athéniens, bien en vue des visiteurs du sanctuaire,
ont été gravés des textes de toutes sortes :
 décrets, notations musicales, couronnes honorifiques, listes de participants à une fête, etc.
Voici le premier que je vous soumets (les autres viendront par la suite, patience !) :

mursudThAth.jpg   vueFlFrontierePyth.jpg

Approchons-nous :

frontiere-s.jpg
FD III 2, 136, vers 140 av. J.C.

Les lettres sont très lisibles, à part dans la zone cassée,
mais cliquez sur l'image pour obtenir un bel agrandissement.

Il manque tout le début du texte, qui devait être gravé sur le bloc de gauche,
comme c'est souvent le cas sur ce mur,
où les inscriptions trop longues pour tenir sur un seul bloc
continuent en une deuxième colonne sur le bloc voisin de droite et non sur celui du dessous.
Or le bloc à gauche du nôtre n'a pas été retrouvé :
vous voyez qu'il a été remplacé par une pierre brute, plus sombre.
Nous prenons donc "le train en marche",
et ne suivons qu'une partie de la frontière qui est ainsi délimitée.

Voici la transcription :

frontiere.gif

et je propose la traduction suivante :

- […..…jusqu'au] lieu appelé De…iss[……], que ce qui est à gauche,
quand on descend suivant le ruisseau, appartienne à Delphes, jusqu'à Aigoneia.
- D'Aigoneia en descendant le long du ruisseau, puis en traversant la gorge
(la frontière étant) la colline appelée Kerdon, jusqu'à la route qui mène au chêne,
que ce qui est à droite soit à Phlygonion et à Ambryssos, et ce qui est à gauche, à Delphes.
- De la route jusqu'au chêne qui est sur le Katoptérion,
puis du Katoptérion en descendant tout droit le long de la crête jusqu'à la Pierre Pointue,
et de la Pierre tout droit jusqu'au Pétrachos et enfin du Pétrachos tout droit jusqu'au Parnasse,
de tout cela, que ce qui est du côté du soleil levant soit à Phlygonion et à Ambryssos,
et que ce qui est du côté du soleil couchant soit à Delphes.
- Que le cours d'eau près d'Aigoneia soit commun à tous.
S'il y a des sanctuaires dans ces zones, qu'ils demeurent comme depuis l'origine.


Pourquoi ce texte,
 qui précise la frontière entre le territoire de Delphes et celui des deux cités voisines,
se trouve-t-il gravé sur ce beau mur du trésor des Athéniens ?
A n'en pas douter, la raison en est que les cités en question
 ont fait appel à des Athéniens pour trancher en toute impartialité
le conflit qui les opposait et qu'ils ne parvenaient pas à résoudre sereinement.

Pour un autre arbitrage réalisé par des juges étrangers à Delphes, voir cette page.


Localisation de ces frontières ?

Ce fragment d'inscription, extrêmement précis, aurait pu réjouir les archéologues
qui étudient le territoire de la cité de Delphes.
Mais à part le nom du Parnasse, tous les autres toponymes ont changé depuis l'Antiquité,
et ce n'est pas la mention d'une colline ou celle d'un ravin, d'un torrent ou d'un ruisseau,
d'un chêne ou d'une pierre pointue,
 qui peut, dans cette zone si montagneuse, permettre une identification aisée.
Au début Delphes est à gauche du chemin parcouru, et les deux cités voisines à droite.
Ensuite, dans la deuxième partie de la délimitation, Delphes est à l'Ouest, et les deux voisines à l'Est.
L'inscription nous apprend donc
que les cités d'Ambryssos et de Phlygonion se trouvaient à l'Est de Delphes,
sans doute un peu à l'Est de l'actuelle Arachova, autour du bourg actuel de Distomo,
et qu'à l'époque où l'arbitrage a été rendu, vers le milieu du IIe s. av. J.C.,
elles devaient former une même unité territoriale puisqu'elles sont nommées conjointement.

Le paysage :

Mais si nous ne pouvons pas localiser exactement cette ligne-frontière,
nous pouvons toutefois nous faire une idée des paysages qu'elle traversait :

Tout d'abord une zone de ravins (kharadra.gif), d'eaux courantes (hydorrhei.gif),
puis une colline (lophos.gif), une route (odos.gif),
et un chêne (prinos.gif)  de taille assez respectable pour servir de point de repère,

tandis que dans la deuxième partie de la délimitation, donc plus au nord,
 on traverse une zone plus escarpée, plus sauvage, rocheuse (oxyslithos.gif, petrachos.gif),
où la délimitation de la frontière ne suit plus un cours d'eau ou une route,
mais vise en ligne droite (eisorthon.gif) sur une crête (rachis.gif),
d'un point à un autre visible de loin (katopterion.gif = la guette, le belvédère),
pour parvenir finalement sur le Parnasse :

parnasseNeige.jpg sommetParnasse.JPG
Le Parnasse au printemps
Le sommet du Parnasse, août 2004

L'orientation :

Il est donc d'abord question de ce qui est à droite (tadexia.gif)
et de ce qui est à gauche (taeuonyma.gif) par rapport au courant d'une rivière.

Plus confiants dans le pouvoir magique des mots que les Romains qui ont appelé la gauche "sinistra",
les Grecs lui ont donné un nom qui signifie "au nom agréable"
 ce qui était une façon de conjurer le mauvais sort,
et le grec moderne a gardé cette valeur optimisante pour désigner la gauche : "aristera" = la meilleure,
comme lorsqu'on appelle la Mer Noire aux tempêtes imprévisibles : "Pont Euxin" = la Mer Bienveillante,
ou bien le terrible océan par delà l'Amérique : "l'océan Pacifique".


Ensuite sont mentionnées la direction du "lever du soleil" ( proseliouanat.gif, Oriens en latin)
et celle du "coucher du soleil" ( proelioudys.gif, Occidens en latin).

Dans d'autres inscriptions concernant des délimitations frontalières, on trouve aussi d'autres expressions :
Voyez cet extrait de la convention par laquelle deux cités peu éloignées de Delphes, Skarpheia et Thronion,
ont d'un commun accord délimité leur frontière :

skarfeiaThronion.gif
                                                                                  extrait de FD III 4:42

Je ne traduis pas tout, mais seulement les expressions servant à l'orientation, dans l'ordre où elles apparaissent :

vers le milieu du jour (latin "meridies"), donc le Sud
vers l'Ourse, donc le Nord
vers l'aurore, donc l'Est
vers le soir, donc l'Ouest
vers l'Ourse, donc le Nord
vers le Levant, donc l'Est


Dans un arbitrage frontalier entre Etoliens et Acarnaniens (IG IX,1² 1:3  — Thermos)
nous retrouvons les mêmes termes :

EtolAcarn.gif

"Que ce qui est "vers l'aurore" (=à l'Est) du fleuve Achélôos soit aux Etoliens,
et ce qui est vers le soir (=à l'Ouest), aux Acarnaniens".

Voilà. J'espère ne pas vous avoir trop désorientés, déboussolés, avec mes explications !



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