initiation à l'épigraphie grecque par Claire Tuan, un bronze d'Argos.

une tablette de bronze d'Argos

La tablette que je vous présente est exposée au Musée National Archéologique d'Athènes.
Elle est très fragmentaire, mais l'écriture en est si nette
 que je ne voulais pas me priver de vous la présenter.

Elle a été trouvée il y a bien longtemps (en 1895) à l'Héraion d'Argos,
qui était le grand sanctuaire extra-urbain de la cité d'Argos.
Voici une vue générale de la région :

mapArgos-Heraion.jpg
Google Maps

puis un survol par Google Maps du sanctuaire :

mapHeraion2.jpg

qui permet de distinguer les fondations de plusieurs édifices du culte,
sur des terrasses, ménagées au flanc de la montagne,
d'où l'on domine toute la plaine d'Argos.



Voici l'inscription sur bronze,
telle que j'ai pu la photographier en 2014 :
                               
Et voici le fac simile qui a été reproduit dans le volume des
 IG  IV( = Inscriptiones Graecae IV) concernant l'Argolide :
HeraionArgosBronzeMNA.jpg

facsimile-IG.jpg
IG IV 506, vers 600-550 av. J.C.

La comparaison des deux images montre que le bronze s'est encore abîmé depuis 1902, date de l'édition des IG  IV.
Nous ne pouvons pas savoir ce qui manque, à droite comme à gauche,
d'où l'impossibilité de comprendre le sens exact de l'ensemble.
Mais nous allons nous intéresser à l'écriture.

Les lettres sont finement gravées dans le bronze,
et nous voyons de nombreux signes d'interponction formés de deux colonnes de trois points.
Constatons également que les lignes sont écrites
alternativement de droite à gauche et de gauche à droite,
ce qu'on appelle l'écriture boustrophédon.
Cette façon d'écrire allait être peu à peu abandonnée à la fin de l'époque archaïque.

Observons maintenant la forme des lettres.
A l'époque archaïque, chaque région a des formes particulières d'écriture du grec.
Ici, nous sommes au VIe s. av. J.C., à Argos, une importante cité dorienne,
et nous allons repérer quelques graphies utilisées dans cette région.

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1ère ligne :

Observons, en haut à gauche, le mot par lequel commence ce fragment d'inscription :
(je vous montre le mot tel qu'il apparaît sur le bronze, puis retourné pour faciliter la lecture)

grathmata.jpg         grathmata-rev.jpg     

Remarquons
- l'alpha dont la barre médiane est penchée,
- le thêta avec sa croix,
- et le mu dont la dernière barre ne descend pas.
Il manque l'initiale de ce mot, qui ne peut être qu'un gamma.
Le mot est donc γράθματα, l'équivalent du classique γράμματα = les écrits, et ici les décisions écrites.
Cette variante du mot se retrouve dans une autre inscription d'Argos :
BCH1983p246.jpg
(BCH 1983 p.245)

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2ème ligne :

à gauche, nous lisons :

2sunkheoi.jpg

- Attention ! la première lettre n'est pas un mu, elle note le son /s/ et s'appelait san.
Si vous vous reportez à mes pages sur Gortyne de Crète, vous voyez cette même lettre.
Plusieurs régions l'ont utilisée jusqu'à la fin du VIe siècle av. J.C. (un peu plus tard encore à Gortyne).
Il semble que le sigma (Σ) ait remplacé le san (M) pour éviter la confusion avec le mu,
dont la quatrième barre tendait à s'allonger.

- notez la forme du nu, avec sa troisième barre penchée et courte.
- le khi est une croix +
- et l'epsilon a non seulement ses barres transversales penchées,
mais sa barre verticale qui dépasse par le bas.

le mot se lit donc :
συνχέοι = trouble, amène une confusion.

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Toujours à la 2ème ligne, vous devez maintenant lire facilement,
sans vous laisser prendre au piège du san,

3tasaras.jpg

τὰς ἀράς = les malédictions (accusatif féminin pluriel) .

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3ème ligne :

3tasaras.jpg   4gas-tas-argeias-rev.jpg

La seule lettre nouvelle ici est le gamma , dont la deuxième branche est très inclinée.
Nous lisons : γᾶς τᾶς Ἀργείας = de la terre Argienne (le tout au génitif).

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4ème ligne :

5he-allo-ti-kakon.jpg

Quatre lettres remarquables ici :

- d'abord ce qui sert à noter l'aspiration initiale : sorte de rectangle barré en son milieu.
Dans d'autres régions, c'est la lettre H qui était utilisée, avant qu'elle soit réservée à la notation du êta (son /e/ long).
En réalité, ici, on n'attend pas d'aspiration pour la conjonction = ou bien.
Il apparaît donc que pour noter un /e/ long ouvert on a utilisé 2 lettres : HE.
- ensuite le lambda, répété 2 fois avec une forme un peu différente.
- puis le kappa, bien reconnaissable, mais avec ses deux barres obliques très petites.
- et enfin une lettre qui a bien vite disparu de l'alphabet grec, le qoppa,
qui notait le son /k/ quand il était suivi d'un omikron ou d'un upsilon.
La transcription classique sera donc : ἢ ἄλλο τι κακόν = ou bien quelque autre mal.

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5ème ligne :

6epitekhnoito.jpg                 6epitekhnoito-rev.jpg

Les quelques traces des premières lettres ont permis de restituer :
[ἐ]πιτ̣εχνοῖτο = machinerait.

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6ème ligne :

7exp.jpg

Nous n'avons que le début d'un mot, les lettres qui suivent sur le fac simile
indiquent que la tablette était dans un meilleur état lors de la première édition.
Mais on note que le ksi avec ses trois barres horizontales et sa barre verticale
était déjà présent dans les alphabets archaïques d'Argos, Mégare, Corinthe,
  alors qu'à la même époque, à Athènes ou en Béotie, la lettre n'existait pas encore,
il fallait coupler un khi avec un sigma. Voyez cet exemple, au musée épigraphique d'Athènes :

edoxe-th-bol

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7ème ligne :

me-damiorgoi-tis.jpg       me-damiorgoi-tis-rev.jpg

On devine la négation μὴ au début, puis un verbe, δαμιιοργοῖ (= est damiurge) et enfin τις (= quelqu'un).
La séquence peut se restituer comme une hypothèse dont manque dans la lacune le subordonnant :
s'il n'y a pas quelqu'un qui est damiurge, si personne n'est damiurge.

Pour la graphie, remarquons le delta, qui a la même forme que le D latin.
C'était une forme couramment utilisée dans les alphabets grecs archaïques,
d'où l'emprunt à haute époque par les Etrusques, lesquels l'ont transmise aux Romains.
Notons aussi le redoublement du iota dans le verbe.

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8ème ligne :

On lit à nouveau très bien :

Argeias.jpg

sans doute précédé de son article :
[τᾶ]ς Ἀργείας = argienne, (au génitif),

puis une suite de trois mots :

kai-hoi-Foi.jpg

καὶ  hοι  Ϝοι
la 4ème lettre est le signe de l'aspiration, que nous avons déjà vu plus haut.
la 7ème lettre est le digamma, qui note le son /w/,
lettre qui a assez tôt disparu, avec sa prononciation, dans la plupart des dialectes grecs.

le 2ème mot aurait pu être l'article au nominatif masculin pluriel.
et les 3 dernières lettres le début d'un nom au masculin pluriel,
par exemple Ϝοικέται = les serviteurs,
mais nous allons voir à la ligne suivante que l'article masculin pluriel au nominatif est assurément τοὶ.
Alors hοι peut être l'adverbe relatif signifiant . Difficile d'en dire plus !

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9ème ligne :

Nous lisons à droite :

toi-hules.jpg      toi-hules-rev.jpg

Toutes les lettres vous sont maintenant connues.
Le 1er mot est la forme dialectale de l'article,
comme à Delphes.
cela donne : τοὶ hυλες = les Hylleis (nom de l'une des trois tribus d'Argos).

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puis, toujours à la 9ème ligne, à gauche :

apodomen.jpg      apodomen-rev.jpg

Aucun problème de lecture, il faut seulement restituer la finale :
ἀποδόμ[εν] = vendre, ou rendre, restituer.

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10ème ligne :

gas-argeias-ga.jpg

On lit nettement :
γᾶς Ἀργείας γα
mais pourquoi n'y a-t-il pas d'article entre γᾶς et Ἀργείας ?
et que vient faire ce γα à la suite ? On a proposé que ce soit une variante de la particule γε ...

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dernière ligne :
On retrouve la même séquence Ϝοι qu'à la huitième ligne :

Foi-esto.jpg      Foi-esto-rev.jpg

Cette fois-ci ce doit être un pronom personnel 3ème personne du singulier au datif :
  Ϝοι ἔστο = soit pour lui.
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J'en resterai prudemment là, pour ce texte qui était sûrement une règlementation.
Et je remercie Alcorac Alonso Déniz qui m'a indiqué plusieurs corrections.


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