une belle inscription thessalienne sur bronze
Au musée national archéologique d'Athènes,
dans la partie du musée réservée aux objets de bronze,
j'ai pu photographier une inscription thessalienne,
facile à lire par sa gravure très nette,
mais dont le texte est écrit avec un alphabet
et dans un dialecte auxquels nous ne sommes guère habitués.
Voici quelques uns des ouvrages que j'ai utilisés pour préparer cette
page :
- Richard Meister, "ein altthessalisches Ehrendekret für den Korinthier
Sotairos", 1896.
- C.D. Buck, The Greek Dialects, 1910 et 1955.
- Michel Lejeune, Revue des Etudes Grecques (1941),
p. 68-72. - H.L. Jeffery, The Local Scripts of Archaic Greece,
1961.
- Yves Duhoux, Introduction aux dialectes grecs anciens,
1983.
mais surtout :
- Bruno Helly, L'Etat thessalien. Aleuas le Roux, les
Tétrades et
les Tagoi, 1995.
- M.H. Hansen, An Inventory of Archaic and Classical Poleis, 2004.
- et je remercie grandement Bruno Helly qui m'a communiqué en octobre
2020 de très utiles renseignements sur cette inscription qui a fait
couler beaucoup d'encre depuis sa première édition.
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IG IX2
257, vers 450 av. J.C.
Observons d'abord
la forme des lettres :
alpha
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digamma
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thêta
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ksi
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rho
|
sigma
|
upsilon
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phi
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khi
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l'aspiration
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Comparons ensuite la plaque de bronze
avec
le fac simile
qu'en
a réalisé l'un des premiers éditeurs, R. Meister, en 1896 :
Le fac simile fait bien apparaître les lettres plus petites à la
dernière ligne,
mais on a omis le trait horizontal entre la première et la deuxième
ligne.
Autre petit détail, mais qui a peut-être son importance :
l'epsilon juste avant les lettres plus petites est orné de petites
boules
à l'extrémité droite de ses trois barres horizontales, et ces petites boules
donnent l'impression qu'il s'agit en quelque sorte du "point
d'orgue" de l'inscription.
Je corrige donc le fac simile ainsi :
Passons maintenant à
la lecture. Une difficulté surgit :
faut-il commencer à la ligne 1 ? C'était la solution adoptée par
R.
Meister en 1896 :
et il donnait cette traduction allemande :
que je traduis :
Cela
se produisit alors que
Philonikos était hylore. Les Hyiosthetoniens ont accordé au Corinthien
Sotairos, à lui-même et à
sa famille, à ses serviteurs et à ses biens, la garantie contre toute
saisie et
l'exemption de taxes, et ils l'ont nommé Bienfaiteur, aussi bien
pendant le commandement suprême d'un tage (sur la Thessalie), que dans
le temps où il n'y a pas de tage qui commande. Si quelqu'un allait à
l'encontre de cette décision, alors le tage (parmi le collège des tages
de la cité) qui préside doit appliquer des mesures coercitives contre
lui. Les objets d'or et d'argent qui avaient disparu du sanctuaire
delphique, il les a sauvés, (objets) qui avaient appartenu à Orestas,
le fils de Phérékrat(idas). |
Mais 14 ans plus tard,
C.D. Buck, dans son livre
Greek
Dialects,
proposait la lecture suivante,
où les retours à la ligne sont marqués par des traits verticaux :
Cette lecture permet
deux interprétations différentes :
- Soit plusieurs plaques de bronze étaient suspendues l'une en dessous
de l'autre,
et les graveurs passaient d'une plaque à la suivante pour transcrire
les textes,
d'où le trait de séparation entre les décrets :
le décret de la plaque du dessus (perdue) se serait terminé à la
première ligne de notre plaque,
tandis que le décret de notre plaque se serait terminé au début de la
plaque du dessous (perdue elle aussi).
Précisons toutefois que notre plaque a été découverte par un paysan qui
labourait son champ,
et que rien d'autre n'est remonté à la surface dans les environs.
- Soit le décret honorifique a été tout entier gravé sur notre plaque, et
il s'arrêtait à
ἔσο̄σε.
Cela expliquerait la forme ornementale du dernier epsilon.
Mais on aurait ensuite demandé au graveur d'ajouter la datation,
et malgré les lettres plus petites, le graveur n'aurait pas eu assez de
place en bas,
et aurait terminé dans l'espace qu'il avait laissé libre en haut.
C'est cette deuxième solution qui a été choisie par tous les éditeurs
et commentateurs successifs.
Dans la base épigraphique
PHI, le texte est présenté ainsi :
—————
2 Θε̄το̄́νιοι ἔδο̄καν Σο̄ταίρο̄ι το̑ι Κ-
ορινθίο̄ι κἀυτο̑ι καὶ γένει καὶ ϝ-
οικιάταις καὶ χρε̄́μασιν ἀσυλία-
5 ν κἀτέλειαν κε̄ὐϝεργέταν ἐ-
ποίε̄σαν κε̄̓ν ταγᾶ κε̄̓ν ἀταγ-
ίαι. αἴ τις ταῦτα παρβαίνοι, τὸ-
ν ταγὸν τὸν ἐπεστάκοντα ἐ-
ξξανακάδε̄ν. τὰ χρυσία καὶ τὰ
10 ἀργύρια τε̄̓ς Βελφαίο̄ ἀπολ-
όμενα ἔσο̄σε. Ὀρέσταο Φερεκράτ-
1 ες ℎυλο̄ρέοντος Φιλονίκο̄ ℎυῖος. |
Avant de traduire, j'indique
quelques particularités du dialecte
utilisé, qui apparaissent dans le texte.
Nous sommes en Thessalie, un peu à l'ouest de Pharsale :
Google Maps
- ϝοικιάτας
= attique οἰκέτης = l'esclave domestique
- les crases : κε̄̓ν = καὶ ἐν ; τε̄̓ς = τὰ
ἐς = attique τὰ
ἐξ ; κἀυτο̑ι = attique καὶ αὐτῷ ; κἀτέλειαν = καὶ ἀτέλειαν et κε̄ὐϝεργέταν = attique καὶ εὐεργέτην.
- κε̄̓ν ταγᾶ κε̄̓ν
ἀταγίαι = en période de
mobilisation et en période sans mobilisation.
L'expression est inconnue en dehors de cette inscription, mais
elle paraît être l'équivalent de l'expression plus usuelle : καὶ ἐν πολέμωι καὶ ἐν εἰρήνηι : en
temps de guerre et en temps de paix.
- ἐξξανακάδε̄ν =
ἐξαναγκάζειν = imposer, faire
respecter.
- ℎυλο̄ρέω = Bruno Helly me signale qu'en réalité ce verbe doit signifier être contrôleur des biens fonds, l'équivalent de notre "inspecteur des Domaines", ce
qui pourrait être l'éponyme (le nom du magistrat qui indique l'année en cours) de cette communauté. Ce mot n'est guère attesté ailleurs dans l'épigraphie, mais il est défini
par Aristote, Politique 1321b, 29-30 :
περὶ τὴν χώραν ἐστὶ καὶ
τὰ περὶ τὰ ἔξω τοῦ ἄστεως : καλοῦσι δὲ τοὺς ἄρχοντας τούτους οἱ μὲν ἀγρονόμους οἱ δ᾽ ὑλωρούς.
(Une autre fonction est également
indispensable, celle qui contrôle le territoire et les espaces hors de
la ville. Et les uns appellent ces magistrats : agronomes (contrôleurs des champs), les autres : hylores. |
et également Politique 1331b, 16-18 :
τοῖς
ἄρχουσιν οὓς
καλοῦσιν οἱ μὲν ὑλωροὺς οἱ δὲ ἀγρονόμους καὶ φυλακτήρια καὶ συσσίτια
πρὸς φυλακὴν ἀναγκαῖον ὑπάρχειν, ἔτι δὲ ἱερὰ κατὰ τὴν χώραν εἶναι
νενεμημένα, τὰ μὲν θεοῖς τὰ δὲ ἥρωσιν.
Pour
les magistrats que les uns appellent
hylores,les autres, agronomes, il faut qu'il y ait des postes de garde et des salles de
réunion pour
leurs tâches de surveillance, et il faut aussi qu'il y ait des
sanctuaires répartis sur le
territoire, dédiés les uns aux dieux, les autres aux héros. |
- χρε̄́μασιν :
ce datif pluriel en -σιν est inhabituel en thessalien.
Michel Lejeune (REG 1941, p. 72) y voit "une forme littéraire
(datif pluriel ionien-attique) plutôt qu'une forme dialectale".
- τε̄̓ς Βελφαίο̄ = τὰ
ἐκ τοῦ Δελφαίου = hors du sanctuaire de Delphaios ou plutôt : appartenant à Delphaios. la préposition ἐς est l'équivalent de
l'attique ἐξ, "hors
de", mais aussi en thessalien : "provenant de, appartenant à".
|
Nous pouvons maintenant tenter
une traduction,
en tenant compte des propositions de Bruno Helly :
Les gens de Thétonion ont accordé à Sotairos, Corinthien,
à lui-même, à sa famille, à ses serviteurs et à ses biens,
la garantie contre toute saisie, l'exemption des taxes,
et ils l'ont fait Bienfaiteur,
en temps de mobilisation comme en temps de paix.
Si quelqu'un enfreignait cette décision,
que le tage en exercice la fasse respecter.
Les objets d'or et d'argent du dieu (ou héros ?) Delphaios qui avaient disparu,
il (=Sotairos) les a sauvés.
Etant (prostate ?) Orestas,
et Phérékratès, fils de l'hylore Philonikos, (est garant ?).
Il s'agit bien d'un décret honorifique, même si son plan n'est pas habituel :
la datation a été rajoutée à la fin alors qu'elle est le plus souvent en tête des décrets ;
quant aux considérants, qui sont généralement présentés avant les honneurs décernés,
ici ils n'apparaissent qu'à la fin : c'est parce que Sotairos a sauvé
des objets précieux consacrés à Delphaios qu'il est honoré.
Quelques commentaires :
Le cartel du musée national d'Athènes dit ceci :
Je présente deux objections :
---> Pourquoi commencer le nom de ces gens par un S qui n'apparaît pas dans le texte ?
---> Et je ne pense pas qu'il puisse s'agir d'une famille : elle ne serait pas en mesure
d'accorder ni l'asylie (garantie contre toute saisie), ni l'exemption de taxes.
Ces mesures, et l'octroi du titre de bienfaiteur, sont le propre des cités,
ou tout du moins de communautés civiques suffisamment importantes et organisées.
Delphos/Delphaios ou son sanctuaire ?
Les premiers éditeurs du texte ont compris que c'était le sanctuaire de Delphes.
Mais quelle raison aurait eu une petite communauté thessalienne
de remercier un Corinthien d'avoir restitué au sanctuaire de Delphes des objets volés ?
C'était dans ce cas à Delphes qu'il revenait d'honorer ce Corinthien.
Pourquoi ne pas penser bien plutôt au sanctuaire local d'un dieu ou héros Delphaios, même s'il n'a pas été retrouvé ?
Un tel décret honorifique provenant d'une petite cité (ou communauté) se comprendrait mieux ainsi :
des offrandes précieuses auraient été dérobées, et retrouvées grâce à Sotairos.
Ce qui soulève aussitôt la question suivante : que venait faire ce Corinthien à Thétonion ?
un problème grammatical :
On est un peu gêné, dans la formule de datation,
par le génitif seul d'Orestas et les deux noms au nominatif :
Φερεκράτες et
ℎυῖος, celui-ci s'accordant toutefois logiquement avec celui-là.
Certes on a d'autres exemples, dans l'épigraphie, de noms de personnes
qui devraient être au génitif et qui se trouvent être au nominatif.
Mais Bruno Helly propose une autre explication :
Le graveur à qui on a demandé d'ajouter une datation n'avais plus beaucoup de place,
ni à la fin de la dernière ligne, ni au dessus de la première ligne.
Il aurait donc éliminé quelques termes pour ne garder que l'essentiel :
le nom (du prostatès de ce Sôkratès ?) qui serait Orestas,
et le nom d'un garant, Phérékratès, fils d'un magistrat en activité.
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