initiation à l'épigraphie grecque par Claire Tuan : Delphes et Néron.

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Néron honoré à Delphes.

Montons vers le temple, longeons le mur polygonal, puis tournons à gauche
pour passer au pied des fondations du temple.
A l'endroit marqué d'un point rouge sur le petit plan ci-dessous, nous trouvons cette pierre :

 plan du site avec l'inscription                vue de la pierre

dont nous nous approchons pour en lire l'inscription :

l'inscription
CID 4:138
transcription (toute la première ligne a disparu) :

transcription
                                     
traduction :
Le koinon des Amphictions [honore d'une statue] Néron Claude, [qui est] descendant (ekgonon)  de Claude César Auguste et de Germanicus César, et arrière-arrière-petit-fils (apogonon) du divin Auguste, [et qui est lui-même] César, Auguste, Germanicus, grand-pontife, revêtu de la puissance tribunicienne, imperator.
Etant prêtre des Augustes et épimélète des Amphictions Publius Memmius Kléandros.

Quelques observations d'abord sur l'aspect matériel de cette inscription,
avant de développer plus longuement ce qui concerne le personnage de Néron :
sa généalogie, et ses relations avec la Grèce.


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 la gravure et la préparation de la pierre

Le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne semblent pas dignes d'un empereur !
Voyez par exemple à la dernière ligne, le mot :
 amphiktyonôn
dont le K et le T sont séparés par un défaut de la pierre.
Signe d'une pauvreté du sanctuaire de Delphes à l'avènement de Néron ?


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 les formes des lettres

Nous allons constater, en comparant trois inscriptions de Delphes gravées à la même époque,
qu'il y avait non pas des formes de lettres standard propres à une époque, mais une grande diversité,
et qu'il est donc dangereux de vouloir dater une inscription en se fondant uniquement sur l'écriture.
Je rapproche dans le tableau suivant les lettres que j'ai pu lire
sur cette base en l'honneur de Néron,
sur la base (voisine sur le site) en l'honneur d'un Gnaeus Domitius Hygeinianos,
et dans une inscription mentionnant une réparation du fameux mur polygonal,
ces inscriptions étant toutes trois datées des années 50-70 apr. J.C. :

base de Néron  base de
Gn.Domitius
Hygeinianos
réparation
du mur
polygonal
alpha alpha alpha
epsilon epsilon epsilon
kappa kappa kappa
mu mu mu
xi - xi
sigma sigma sigma
phi phi phi
omega omega omega


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La datation de l'inscription

Puisque ce n'est pas la forme des lettres qui permet de dater l'inscription,
il faut trouver des indices dans le texte lui-même.
Néron est présenté comme "revêtu de la puissance tribunicienne",
mais l'expression n'est pas suivie d'un nombre ordinal,
or ce titre était renouvelé chaque année et servait à dater les années de règne.
Néron est donc dans sa première année de règne, fin 54 apr. J.C..


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les termes indiquant la généalogie des empereurs romains

Les mots latins ont généralement été traduits par les Grecs de la façon suivante :

    uios = fils (filius)
    uionos = petit-fils (nepos)
   ekgonos = arrière-petit-fils (pronepos)
   apogonos = arrière-arrière-petit-fils (abnepos).

Mais si les Grecs avaient adopté le mot "ekgonos"
pour traduire le terme latin "pronepos" dans les titres des empereurs romains,
ce même mot grec, qui apparaissait dans presque tous les décrets honorifiques,
avait le sens habituel de "descendant", et c'est ce sens qu'il faut choisir ici,

car Néron n'est pas l'arrière-petit-fils de Claude
 qui était son grand-oncle maternel et son père adoptif,

ni l'arrière-petit-fils de Germanicus 
 qui était son grand-père maternel.

Cette inscription a été rédigée au tout début du règne de Néron, et on peut "excuser" les Delphiens
de n'avoir pas exactement débrouillé les noeuds de la généalogie particulièrement complexe du nouvel empereur !


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la généalogie de Néron

A sa naissance en 37, le futur Néron s'appelait Lucius Domitius Ahenobarbus (= "Barbe cuivrée, donc rousse").
Il était le fils de Gnaeus Domitius Ahenobarbus
 et d'Agrippine la jeune
Musée du Louvre, Agrippine Minor

qui elle-même était la fille de Germanicus
Musée du Louvre, Germanicus

 et la soeur de l'empereur Caligula.
Musée du Louvre, Caligula 


- Du côté paternel,

sa grand-mère, Antonia Major,
 était la fille d'Octavie,
elle-même soeur d'Auguste,
Musée du Louvre, Auguste

et cette Octavie avait épousé le célèbre Antoine,
qui était donc l'arrière-grand-père de Néron.

Quant à son grand-père paternel,
il était le petit-fils d'un autre Gnaeus Domitius Ahenobarbus,
qui avait contribué à la conquête de la Gaule transalpine,
fondé la colonie Narbo Martius, l'actuelle Narbonne,
et donné son nom à la Via Domitia,
la grande route qui reliait l'Italie à l'Espagne,
dont on peut voir encore des vestiges
le long de l'autoroute languedocienne.






















- Du côté maternel,

son grand-père, Germanicus,
Musée du Louvre, Germanicus

 était le fils d'Antonia Minor,
Musée du Louvre, Antonia Minor

qui était la jeune soeur d'Antonia major,
toutes deux étant des nièces d'Auguste.

Quant à sa grand-mère, Agrippine l'aînée,
elle était la fille d'Agrippa
Musée du Louvre, Agrippa

et de Julie,
elle-même fille d'Auguste.

Et comme son grand-père Germanicus était le frère de Claude,
le futur Néron était petit-neveu de l'empereur Claude,
Musée du Louvre, Claude 
qui l'adopta, ce qui le fit entrer dans la famille Claudia,
dont les membres portaient le surnom Nero.




Après son adoption,
 Lucius Domitius Ahenobarbus devint NERO CLAUDIUS CAESAR DRUSUS GERMANICUS,
ou encore TIBERIUS CLAUDIUS NERO,
tout comme son nouveau père l'empereur Claude, et comme l'oncle de ce dernier, l'empereur Tibère.

Et en tant qu'empereur (de 54 à 68), Néron se fit appeler :
NERO CLAUDIUS CAESAR AUGUSTUS GERMANICUS, suivi de différents titres.

Son père adoptif, Claude (Tiberius Claudius Nero Caesar Drusus, empereur de 41 à 54),
s'était marié (pour la troisième fois) avec Messaline,
Messaline portant son fils Britannicus
(Messaline portant Britannicus)

dont il avait eu deux enfants : Britannicus et Octavie.
Il avait fait exécuter en 48 Messaline,
et en 49 il avait épousé (en quatrièmes noces donc) Agrippine.
Musée du Louvre, Agrippine Minor 
L'année suivante, il adopta le fils d'Agrippine, qui prit donc le nom de Nero Claudius Caesar.
Plus agé que Britannicus, Néron devint donc l'héritier officiel de Claude.
En 53 (il avait 16 ans !), il épousa sa demi-soeur Octavie.
Et en 54, alors qu'il avait 17 ans, il succéda à son père adoptif, que sa mère venait d'empoisonner.
En 55, il fit empoisonner son demi-frère Britannicus, et 4 ans plus tard, sa mère Agrippine.


Si ces charmantes (!) histoires vous font frissonner,
 n'hésitez pas à lire la très riche page de Donatien Grau :
http://www.roman-emperors.org/Neroxx.htm

ainsi que les Histoires Grecques, de M.Sartre, p.373-382.


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Musée du Louvre, bronze de Néron

Néron et la Grèce

En ce qui concerne plus précisément notre inscription,
 Th.Homolle, (BCH 1896) écrit que cette inscription peut témoigner 
 "de l'attrait particulier qu'éprouvait le nouveau prince pour la Grèce,
 des avances qu'il avait pu faire dès ses débuts à ce pays dont il avait reçu l'éducation,
et dont il admirait et pratiquait les arts,
de la confiance particulière que son avènement inspirait,

et des espérances que pouvait fonder sur sa générosité et sur sa vanité littéraire
le sanctuaire de Delphes
".


Voici ce que Dion Cassius, l'un des plus féroces détracteurs de Néron,
écrivit à propos des relations de l'empereur avec Delphes ( LXIII, 14) :

passage de Dion Cassius

Traduction :"Il donna à la Pythie cent mille deniers, [...] , mais ensuite,
soit qu'il eût été agacé par une prédiction peu flatteuse à son égard, soit pris d'une autre folie,
il enleva [au sanctuaire] le territoire de Kirrha et le donna à ses soldats,
et il détruisit l'oracle en faisant égorger des hommes sur la fissure d'où sortait le souffle sacré".


Pausanias signale les oeuvres d'art que Néron fit enlever du sanctuaire de Delphes :
 500 statues de bronze, figurant des dieux, des rois, des généraux etc.


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Le fameux discours de Néron, accordant la liberté aux Grecs

Une inscription d'Akraiphia rapporte textuellement un discours que fit Néron lors de son voyage en Grèce, en 67.
(N'ayant pu photographier cette inscription dans le jardin du musée de Thèbes, fermé en 2008,
je vous donne ici copie du fac simile, paru dans le BCH XII, qu'en avait réalisé Maurice Holleaux en 1888).

fac simile du discours de Néron transcription du discours de Néron

Traduction (à peu de choses près celle de Maurice Holleaux dans ses Etudes d'Epigraphie et d'Histoire Grecque, 1938) :

L'Empereur César proclame : 

"Comme j'entends récompenser l'Hellade, la plus noble des nations,
de l'affection et de la piété qu'elle me témoigne,
j'invite les habitants de cette province à être présents,
en aussi grand nombre que possible, à Corinthe,
le 4ème jour avant les calendes de décembre (28 novembre)".

La foule s'étant réunie en assemblée, l'Empereur a fait cette proclamation :
"C'est un don inattendu de vous, Hellènes,
- encore que de ma bonté magnanime on doive tout espérer,-
que je vous accorde, et si grand que vous ne pouviez même le solliciter.
Vous tous, les Hellènes habitant l'Achaïe ou la terre jusqu'ici nommée Péloponnèse,
recevez, avec l'exemption des tributs, la liberté que,
même aux jours les plus fortunés de votre histoire,
vous n'avez pas possédée tous ensemble,
puisque vous avez été esclaves ou de l'étranger, ou les uns des autres.
Ah, que n'ai-je pu, aux temps prospères de l'Hellade, donner ce cours à mes bontés,
pour voir jouir de ma faveur un plus grand nombre d'hommes !
Et c'est pourquoi je blâme ce siècle qui a amoindri d'avance la grandeur d'un tel bienfait.
Mais en ce jour, ce n'est pas la pitié, c'est l'affection seule qui me fait généreux envers vous.
Et je rends grâces à vos dieux, dont sur terre et sur mer, toujours, j'éprouvai la protection,
de m'avoir donné l'occasion d'être si grandement bienfaisant.
Des villes ont pu recevoir d'autres princes leur liberté, seul Néron la rend à une province entière".

Le grand prêtre perpétuel des Augustes et de Néron Claudius César Auguste,
Epaminondas fils d'Epaminondas, a fait la proposition suivante,
après l'avoir soumise au Conseil et au peuple :

"Considérant que le maître du monde entier, Néron, Empereur suprême,
investi de la puissance tribunicienne pour la 13ème fois,
Père de la Patrie, nouvel Hélios qui a illuminé les Hellènes,
a résolu d'être le bienfaiteur de l'Hellade,
qu'il rend grâces et hommage à nos dieux,
toujours présents à ses côtés pour le protéger et le conserver ;
que l'éternel privilège de notre pays et de notre sol,
la liberté, ravie jadis aux Hellènes, lui seul,
l'Empereur très grand entre tous ceux de tous les temps,
lui le philhellène, Néron Zeus Libérateur,
il nous l'a rendue, gracieusement octroyée, et nous a rétablis
dans l'ancienne intégrité de notre autonomie et de notre indépendance ;
qu'à une faveur si grande et si imprévue il a joint encore par surcroît
l'exemption des tributs qu'aucun Auguste, avant lui, n'avait pleinement accordée,

pour toutes ces raisons, plaise aux magistrats, aux synèdres, au peuple de décider :
en premier lieu, qu'on fera immédiatement la consécration
de l'autel proche de celui de Zeus Sauveur, avec cette dédicace :
"A Néron Zeus Libérateur, à toute éternité";
et que l'on consacrera aussi, dans le sanctuaire d'Apollon Ptoios,
à côté des effigies de nos dieux nationaux, les statues
de Néron Zeus Libérateur et de la déesse Augusta Messalina,
afin que, par ces cérémonies, il soit manifeste que notre ville, elle aussi,
a donné des preuves de sa vénération et de sa piété envers notre maître Auguste Néron et sa famille;
en second lieu, qu'on placera dans l'agora, près de l'autel de Zeus Sauveur,
une copie de ce décret gravée sur une stèle ;
et qu'on en déposera une autre dans le sanctuaire d'Apollon Ptoios".


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